Poésie élégiaque - Théognis

Poètes élégiaques

 

traduits par

Yves Gerhard

 


 

Théognis de Mégare

 

Poète élégiaque du VIe siècle avant J.-C., Théognis commente les changements politiques survenus à Mégare, sa cité, qui se situe entre Athènes et Corinthe.
L’œuvre est un recueil d’élégies diverses : il est présenté comme un poème suivi de 1230 vers ; un des manuscrits médiévaux comporte même un supplément de 159 vers, parfois classé comme «livre II». En fait, les élégies de la Grèce archaïque ne dépassaient que rarement les 100 vers. L’
Élégie aux Muses sur le bonheur et la justice de Solon (fr. 13 W.) comprend 76 vers et c’est l’une des plus longues que nous ayons. Souvent une élégie comporte une dizaine de vers, ou même un seul distique (deux vers). M. L. West, dont nous suivons l’édition (Delectus ex iambis et elegis Graecis, Oxford, Clarendon, 1980), distingue ce qui est authentiquement de la main de Théognis des ajouts plus tardifs, parfois empruntés à des auteurs connus par ailleurs, Tyrtée, Mimnerme ou Solon. Dans ses distiques, Théognis s’adresse à un jeune ami de la noblesse, Cyrnos fils de Polypaos. La mention de ce destinataire authentifie le passage.
En suivant les choix de West, nous traduisons les poèmes de Théognis en laissant tomber les vers qu’il considère comme insérés tardivement ou anonymes, les vers 1 à 10 par exemple. Souvent il s’agit de débuts d’élégies, ou de morceaux qui ne constituent pas des poèmes entiers. Comme pour les autres poètes élégiaques, les thèmes principaux de Théognis sont : les difficultés de la vie politique, les qualités morales, l’affirmation de la noblesse, fondée sur l’amitié.

 

Invocations

Artémis, tueuse de bêtes, à qui Agamemnon                          11
    consacra un autel lorsqu’il vogua vers Troie,*
écoute ma prière et protège-moi des malheurs.
    C’est peu pour toi, déesse, mais pour moi beaucoup.

*Ce sanctuaire est attesté à Mégare.

Muses et Grâces, filles de Zeus, qui êtes venues                     15
    aux noces de Cadmos chanter un beau poème :
«Le beau nous est aimable, mais le vil n’est pas aimable.»*
    Ce poème venait de bouches immortelles.

*Platon cite ces mots en disant «le vieux proverbe» (Lysis, 216 c). Cadmos épousa Harmonie et fut le fondateur de Thèbes.

La signature du poète

Cyrnos, que ces poèmes soient marqués d’un sceau,
    fruits de mon art. Jamais on ne les volera ;                         20
on n’échangera pas contre le pire le meilleur,*
    et chacun pourra dire : «Ils sont de Théognis
le Mégarien. Il est très renommé parmi les hommes.»
    Je ne puis pourtant plaire à tous les citoyens.
Rien d’étonnant, fils de Polypaos ; car même Zeus                25
    ne plait à tous en envoyant pluie ou beau temps.
Mais, prudent, je t’exposerai, Cyrnos, tous les préceptes
    que j’ai appris enfant des meilleurs d’entre nous.
Sois sensé, et par des actes honteux ou des affronts,
    ne cherche pas profit, honneurs ni avantages.                    30

*Ce vœu n’a pas été réalisé, puisque quantité de vers se sont ajoutés à ceux qui sont authentiques… Hésiode aussi, au début de la Théogonie, «signe» son œuvre.

Les changements politiques

Tu dois savoir ceci : ne fréquente pas les méchants,
    mais sois toujours avec les meilleurs d’entre nous.*
Avec eux mange et bois, prends place parmi eux,
    et cherche à plaire aux grands, ceux qui ont le pouvoir.
Des nobles t’apprendront l’honnêteté, mais si tu vas                   35
    vers les mauvais, tu perds le bon sens que tu as.
Acquiers cela, fréquente le beau monde, et tu diras
    que j’ai bien conseillé mes amis véritables.

*Les nobles propriétaires fonciers, élevés selon des normes traditionnelles.

Cyrnos, notre cité est grosse, et je crains fort
    qu’elle n’enfante pas qui redresse nos torts.*                             40
Les citoyens sont bien sensés encore, mais nos chefs
    inclinent à tomber dans le pire des crimes.
Jamais bons citoyens, Cyrnos, n’ont perverti de ville,
    mais lorsque les vauriens se plaisent aux excès,
qu’ils maltraitent le peuple et donnent raison aux injustes         45
    pour leurs propres profits et leur soif de pouvoir,
crains bien que cet Etat ne reste pas longtemps en paix,
    bien qu’il profite encore de son profond calme,
dès que des malfaisants se plaisent au profit
    qui amène avec lui tous les malheurs publics.                            50
Arrivent les révoltes et les luttes fratricides,
    la tyrannie. Que notre État jamais n’y tombe !

*L’espoir que le tyran de Mégare Théagénès puisse redresser l’orgueil (?βρις) de sa cité a sans doute, pour les nobles, été déçu. Il vivait environ un siècle avant Théognis (seconde moitié du VIIe siècle avant J.-C.).

Cyrnos, notre cité reste une cité, mais les gens
    ont changé : autrefois, ils ignoraient le droit
et les lois ; mais ils usaient sur leur dos des peaux de chèvre        55
    et loin de cette ville ils broutaient tels des cerfs.
Et maintenant ils sont puissants, mais les nobles d’avant
    ne comptent plus pour rien ! Qui souffrirait cela ?
Ils se trompent l’un l’autre ; ils se moquent entre eux,
    ignorant jusqu’au sens et du mal et du bien.                                 60
D’aucun de ces citoyens, Cyrnos, ne fais ton ami
    du fond du cœur et quels qu’en soient les avantages ;
ne fais semblant d’être un ami, mais qu’en paroles,
    ne t’allie à personne en vue d’aucune affaire
sérieuse. Enfin tu connaîtras l’esprit des gens pervers,                  65
    chez qui n’existe aucune espèce de confiance,
mais qui ont goût aux ruses, aux tromperies et aux combines,
    comme des citoyens perdus et sans espoir.

Les vrais amis et les services rendus

Ne fais jamais, Cyrnos, confiance à une homme mauvais
    quand tu veux accomplir une affaire sérieuse,                               70
mais va délibérer, Cyrnos, avec un homme noble,
    peu importent la peine et le trajet à pied.

À peu d’hommes confie tes projets importants                                  75
    pour éviter, Cyrnos, des ennuis incurables.

Un homme fidèle vaut bien de l’or ou de l’argent,
    il en est digne, ami, dans des temps incertains.

Fils de Polypaos, tu trouveras peu d’hommes
    qui soient des amis sûrs dans les difficultés,                                  80
qui oseront garder, dans un cœur unanime,
    un sentiment égal, dans la joie, dans la peine.

Même en cherchant parmi tous les humains, tu ne pourrais
    en trouver assez pour remplir un seul bateau
qui gardent le respect sur la langue et dans le regard,                     85
    et qui éviteront tout forfait pour un gain.

Qui dans ses mots cache un esprit double, ce compagnon              91
    est un vaurien : il est plus ennemi qu’ami.

Qu’aucun humain ne te persuade d’aimer un vaurien,                   101
    Cyrnos ; quel avantage qu’un ami méchant ?
Il ne t’aiderait pas dans un malheur ou un ennui,
    ni ne voudrait céder une part de son bien.
Un service aux vauriens ne reçoit pas de gratitude :                       105
    autant semer son grain au milieu de la mer !
En semant dans la mer, tu moissonneras tout autant
    qu’en faisant du bien aux méchants : aucun retour !
Ils ont un esprit dévorant ; si tu fais une erreur,
    tous les bienfaits passés n’existent plus pour eux.                       110
Les gens de qualité, recevant une aide, l’acceptent,
    et se souviennent des bienfaits, reconnaissants.

Lorsque l’or ou l’argent sont falsifiés, c’est supportable,
    Cyrnos, et l’homme adroit le découvre sans peine.                     120
Mais lorsque l’esprit d’un ami cache dans sa poitrine
    qu’il est menteur, et qu’il possède un cœur rusé,
c’est le plus falsifié qu’un dieu ait fait pour les mortels,
    le plus difficile de tout à reconnaître.
Car on ne peut savoir l’esprit d’un homme ou d’une femme        125
    avant de l’éprouver, comme pour une bête,
ni l’apprécier, comme un marchand qui va dans son dépôt.*
    Souvent les apparences, oui, sont bien trompeuses.

*Nous traduisons la correction que West propose dans l’apparat critique : ?στ? ?μπορος ?ριον ?λθ?ν.

Valeur morale, richesse et pauvreté

Ne veuille pas être excellent, fils de Polypaos,
    par ton mérite ou ton avoir : suffit la chance.                                   130

Rien n’est meilleur chez les hommes qu’un père et qu’une mère
    qui se soucient, Cyrnos, de la sainte justice.

Personne n’est l’auteur, Cyrnos, de la ruine ou du gain,
    mais ce sont les dieux qui dispensent l’un et l’autre.
Aucun homme n’agit en sachant dans son cœur                                  135
    s’il atteindra un but qui soit bon ou mauvais.
Car souvent, croyant produire un mal, on produit un bien,
    et l’on produit un mal, croyant produire un bien.
Et aucun des humains n’obtient tout ce qu’il veut,
    les limites de sa faiblesse le retiennent.                                             140
Nous les hommes formons de vains projets, ne sachant rien,
    mais les dieux fixent tout selon leur volonté.

Aucun mortel, fils de Polypaos, s’il trompe un hôte
    ou même un suppliant, n’a échappé aux dieux.

Préfère vivre modestement et dans la piété                                          145
    qu’être riche en possédant des biens mal acquis.
Dans la justice en somme, existe toute la vertu ;
    tout homme est bon, Cyrnos, quand il est juste aussi.

La divinité donne des biens même au plus méchant,
    Cyrnos ; mais la vertu échoit à peu de gens.                                     150

L’orgueil, Cyrnos, est le premier cadeau que Dieu
    fait au méchant qu’il veut placer au dernier rang.

Ne prononce jamais, Cyrnos, de mot hautain ; personne
    ne sait ce que le jour ou la nuit produira.                                          160

La pauvreté dompte l’homme de bien au plus haut point,
    bien plus que la vieillesse chenue ou la fièvre ;
pour y échapper, il faudra se jeter dans la mer                                    175
    immense* ou des rochers, Cyrnos, les plus abrupts.

*Plus précisément : «peuplée d’immenses poissons».

Car l’homme dompté par la pauvreté ne peut rien dire
    ni rien faire, et sa langue aussi est entravée.

Mais il faut rechercher, sur terre ou sur la vaste mer,
    le moyen d’écarter la pauvreté pénible.                                            180

Mieux vaut mourir, mon cher Cyrnos, pour l’homme pauvre
    que de vivre accablé par l’amère indigence.

Mariage et rang social

Les béliers, les ânes et les chevaux, nous les cherchons
    de bonne race : on veut que leurs parents soient bons.
Mais épouser une roturière n’inquiète pas                                        185
    l’homme bien né, si elle apporte de grands biens.
Une femme non plus ne refuse pas d’épouser
    un manant s’il est riche, et tant pis pour le rang !
On honore l’argent. Le noble se marie au vil,
    le vil au noble : aisance mêle les familles.                                     190
Ne t’étonne donc pas, Cyrnos, que tout le corps social
    devienne abâtardi : bons et mauvais se mêlent.

Déception face à la politique

Ne t’irrite pas trop dans les changements politiques,
    Cyrnos, prends comme moi le chemin du milieu.                      220

Citadelle et rempart, pour le peuple stupide,                                  233
    l’homme de qualité reçoit bien peu d’estime.

Rien ne fait voir chez nous des citoyens bien préservés,              235
    mais une ville, ami, tout à fait envahie.

Immortalité de la poésie

Je t’ai donné des ailes pour t’envoler sur la mer    
    et t’emmener sans peine au-dessus de la terre.
Tu seras bien présent dans les festins et les banquets,
    ton nom sera placé dans la bouche de tous ;                             240
au son des pipeaux stridents, les aimables jeunes gens
    te chanteront d’une voix claire et harmonieuse.
Et lorsque tu iras, par les noirs ravins de la terre,
    dans les demeures lamentables de l’Hadès,
jamais, même étant mort, tu ne perdras ta gloire,                        245
    mais tu auras toujours un renom immortel,  
Cyrnos, en parcourant la terre de Grèce et les îles,
    en traversant la mer stérile et poissonneuse,
non pas assis sur le dos des chevaux, mais emmené
    par les dons éclatants des Muses couronnées.                         250
Pour ceux qui ont et qui auront goût à la poésie
    tu vivras autant que la terre et le soleil.
Mais de toi je n’obtiens pas le moindre respect,
    par tes mots tu me trompes comme un jeune enfant !*

*Selon les spécialistes, ici se terminait le noyau original des poèmes de Théognis. Le reproche final, que certains ont voulu éliminer, est purement personnel : il ne touche en rien la gloire du poète et du destinataire. Horace (Odes, III, 30), Ovide, à la fin des Métamorphoses, ou Ronsard («Plus dur que fer j’ai fini mon ouvrage...») se souviendront de cette ambition. Ceux qui, aujourd’hui, relisent ces vers continuent à la réaliser !

 

 

Date de dernière mise à jour : 19/03/2021

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