Poésie élégiaque - Xénophane

Poètes élégiaques 

 

traduits par

Yves Gerhard


 

Xénophane de Colophon

 

Élégies (Fr. 1-9 W.)

 

Le banquet (Fr. 1 W. et D.)

Rappelons qu’après avoir dîné, les hommes s’étendaient pour boire du vin et deviser durant la soirée, voire toute la nuit, selon un rituel imposé par le « roi du banquet ». C’est l’occasion mise en scène par Platon dans Le Banquet, précisément (Συμπ?σιον). Ici, les allusions à des rites, l’élévation de la pensée, la recherche de pureté permettent d’imaginer la récitation du poème dans la cérémonie religieuse d’une rencontre philosophique.

 

Maintenant tout est propre, le sol, les mains des convives,

         Les coupes ; quelqu’un met des couronnes tressées,

Un autre amène dans un pot un parfum odorant.

         Le cratère est dressé, source de la gaîté.

Une réserve est prête : le vin ne manquera pas –

         Il est doux, dans les vases, et sent bon les fleurs.

Et, au milieu, l’encens répand sa bonne odeur sacrée,

         Et l’eau pour boire est fraîche, douce et purifiée.

On apporte des pains dorés ; la table est somptueuse,

         Bien chargée de fromage et de miel savoureux.                               10

Au milieu de la salle, un autel est garni de fleurs ;

         Et les chants de la fête emplissent la demeure.

Les convives joyeux doivent d’abord chanter le dieu

         Par des mythes sacrés et des paroles pures,

Et, avec une offrande, ils prient de pouvoir bien agir,

         Ce qui est plus correct, plutôt que des violences.

Ensuite on boit, mais pas trop pour pouvoir rentrer chez soi

         Sans appui extérieur, sauf si l’on est âgé.

Il faut louer celui qui proclame de nobles mots,

         Bien qu’il ait bu, montrant son goût pour la vertu,                           20

Sans trop parler des combats des Titans ni des Géants

         Ni des Centaures, inventions des temps anciens,

Ni des violents soulèvements – rien de beau là-dedans !

         Mais pour les dieux avoir toujours un saint respect.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Sport ou culture ? (Fr. 2 W. et D.)

 

Si quelqu’un remportait la victoire à la course à pieds

         Ou lors du pentathlon*, à Olympie où Zeus

A son enceinte, près des eaux de Pise**, ou s’il gagnait

         A la lutte ou encore au violent pugilat,

Ou encore au concours affreux qu’on appelle pancrace,

         Il deviendrait glorieux pour ses concitoyens ;

Il s’assiérait aussi au premier rang dans les concours,

         Et aux frais de l’Etat il se verrait nourri,

Et il aurait un prix qu’il garderait en souvenir –

         Surtout aux jeux hippiques. Il aurait tout cela

Mais sans me valoir pour autant ; à la force des hommes

         Et des chevaux notre sagesse est préférable.

Mais c’est à tort qu’on juge de cela : il n’est pas juste

         De préférer la force à notre utile science.

S’il se trouvait au sein du peuple un excellent boxeur

         Un bon athlète au pentathlon ou à la lutte,

Ou encore à la course, épreuve la plus estimée

         Dans les jeux disputés par l’homme pour sa force,

En aucun cas notre cité n’aurait des lois meilleures ;

         La ville tirerait peu de satisfaction

Si l’un de ses sportifs vainquait aux rivages de Pise ;

         Cela n’engraisse pas le trésor de l’Etat.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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* Pentathlon : combiné des cinq disciplines suivantes : course, lutte, pugilat, saut en longueur et lancer du disque.

** Pise : ville proche d’Olympie, qui a organisé les Jeux olympiques jusqu’en 572 avant J.-C. Les eaux de Pise : l’Alphée, fleuve qui coule dans la plaine d’Olympie.

 

« Dans bien d’autres passages, Xénophane défend sa propre sagesse avec acharnement et reproche aux concours sportifs d’être inutiles et dangereux », ajoute Athénée, qui cite ces deux longs fragments.

« Outre le non-conformisme de Xénophane devant les Jeux olympiques, on doit constater que, comme Solon, le poète a un sens aigu du bien de sa cité et de son équilibre budgétaire… Dans un fragment de son drame satyrique perdu Autolycos, Euripide se livre à des invectives vigoureuses contre « la pire des plaies qui infestent la Grèce, l’engeance des athlètes » ; on trouve une traduction de ce passage dans Les Tragiques grecs, Eschyle – Sophocle – Euripide, Théâtre complet avec un choix de fragments, Traduction nouvelle, notices et notes de Victor-Henri Debidour, Le Livre de Poche, Paris, 1999 (La Pochothèque), p. 1835 ; traduction partielle dans Les Présocratiques, Gallimard, Paris, 1988 (Bibliothèque de la Pléiade), p. 125-126. Voir aussi le début du Panégyrique d’Isocrate.

 

Fr. 3 W. et D.

 Colophon est une cité d’Ionie, entre Smyrne et Ephèse, à 13 km de la mer, proche de la Lydie.

« Les habitants de Colophon, rigoureux d’abord dans leur conduite, se laissèrent aller à la mollesse lorsqu’ils se furent liés d’amitié avec les Lydiens et eurent conclu avec eux une alliance. Ils se mirent alors à sortir les cheveux retenus par un peigne d’or, comme l’atteste Xénophane », déclare Athénée, qui cite les vers suivants:

  Et ils reçurent des Lydiens tout un luxe inutile ;

          Tant qu’ils vivaient loin d’une affreuse tyrannie,

Ils allaient au Conseil vêtus de manteaux écarlates,

          Pas moins de mille d’ordinaire, tout hautains,

Et fiers de leurs cheveux et de leurs bijoux magnifiques*,

          Imprégnés de l’odeur de leurs parfums de choix.

                               * Nous traduisons la conjecture de Bergk ?γ?λμασ? τ?.

Fr. 5 W. = 4 D.

Pour remplir une coupe, il ne faut pas verser d’abord

          Le vin, mais l’eau et ensuite mêler le vin.

 

Fr. 6 W. = 5 D.

Tu envoyas un jarret de chevreau, et tu obtins

          La grasse cuisse d’un taureau, cadeau de prix

Pour qui sera toujours célèbre dans la Grèce entière,

          Tant qu’il existera des poèmes en grec.

La moquerie s’adresse à un autre poète, peut-être Simonide, mais elle reste obscure.

 

Fr. 7-7a W. = 6 D.

« Sur le fait que Pythagore, affirme Diogène Laërce (VIII, 36), ait été une fois comme ci, une fois comme ça, Xénophane en témoigne dans une élégie qui commence ainsi :

Alors je change de discours et montrerai la voie.

Et, à propos de Pythagore, il rapporte encore ceci :

Et alors qu’il passait un jour près d’un chien qu’on battait,

               Il eut pitié, dit-on, et prononça ces mots :

« Arrête ! Ne le frappe pas ! C’est l’âme d’un ami,

              Que j’ai bien reconnue en entendant ses cris. »

 

Ces derniers vers font clairement allusion à la croyance en la réincarnation, dont Xénophane se moque. Dès lors, on peut se demander si les mots d’introduction ne doivent pas se traduire : « Sur le fait que Pythagore soit né une fois sous un aspect, une fois sous un autre… » Dans son exposé sur la vie de Xénophane (IX, 18), Diogène Laërce indique qu’il avait des opinions opposées à celles de Pythagore.

 

Fr. 8 W. = 7 D.

Et voici que soixante-sept années déjà charrient

       Les soucis de mon cœur sur la terre de Grèce ;

Et depuis ma naissance, il y eut vingt-cinq ans en plus,

       Si je puis sur ce point parler exactement.

 

Donc le poète écrit ces vers à l’âge de 92 ans ! Les dates possibles sont 565 et 473, si Harpage, au nom de Cyrus, a conquis la ville de Colophon en 540 (Hérodote, I, 162 ss.). Depuis ses vingt-cinq ans, le poète a dû quitter Colophon et a mené une existence vagabonde qui l’a conduit en Sicile et en Italie du Sud. Il s’est établi à Elée.

 

Fr. 9 W. = 8 D.

Il est beaucoup plus faible qu’un vieillard.

 

Les Silles (Fr. 9-18 D.)

Les fragments suivants sont tirés des Silles, titre qui signifie « parodies » ou « satires ». Comme cet ouvrage était en hexamètres dactyliques (le vers d’Homère et d’Hésiode), ces passages ne figurent pas dans l’édition de Martin L. West ; on les trouve chez Ernst Diehl (D.) et chez Hermann Diels et Walter Kranz (DK) au numéro 21, pour indiquer les éditions de référence. Cette dernière collection a été traduite intégralement par Jean-Paul Dumont sous le titre Les Présocratiques, Gallimard, Paris, 1988 (Bibliothèque de la Pléiade).

Dans ces Silles, Xénophane critique vigoureusement la conception anthropomorphique des dieux, telle qu’elle se présente chez Homère, Hésiode et dans toutes les périodes de l’art grec.

 

Fr. 9 D. = 10 DK

Puisque dès le début, tous ont appris d’Homère…

 

Fr. 10 D. = 11 DK

Homère ainsi qu’Hésiode ont imputé aux dieux

Tout ce qui est blâmable et honteux chez les hommes :

Vols, adultères et tromperies mutuelles.

 

Fr. 11 D. = 12 DK

Ils ont souvent chanté les actes criminels des dieux :

Vols, adultères et tromperies mutuelles.

 

Fr. 12 D. = 14 DK

Les hommes s’imaginent que les dieux sont engendrés,

Qu’ils ont leurs vêtements, leur voix et leur aspect.

 

Fr. 13 D. = 15 DK

Si les bœufs, les chevaux ou les lions avaient des mains

Et pouvaient peindre de leurs mains et sculpter comme nous,

Les chevaux traceraient des images de dieux

Semblables aux chevaux, et les bœufs à des bœufs,

Et représenteraient leur corps comme ils en ont eux-mêmes.

 

Fr. 14 D. = 16 DK

Les Ethiopiens disent que leurs dieux sont camus et noirs,

Et les Thraces, qu’ils ont des yeux bleus et des cheveux roux.

 

Fr. 15 D. = 17 DK

Des branches de sapin se dressent tout autour

De la maison solide.

Il s’agit des rameaux ou thyrses que portaient les initiés dans les cérémonies des mystères.

 

Fr. 16 D. = 18 DK

Dès le début, les dieux n’ont pas tout révélé aux hommes ;

Mais en cherchant, avec le temps, ils trouvent le meilleur.

 

Fr. 18 D. = 22 DK

Au coin du feu, durant l’hiver, couchés sur un lit tendre,

Etant bien rassasiés et buvant du vin doux,

En croquant des pois chiches, posons ces questions :

« Qui es-tu ? d’où viens-tu ? quel âge as-tu, mon cher ?

Et quel âge avais-tu lorsque arriva le Mède ? »

Le Mède est Harpage, envoyé par Cyrus pour s’emparer de Colophon en 540 (voir le fr. 8 W.).

 

Sur la nature (Fr. 19-34 D.)

Dans l’ouvrage Sur la nature, le poète traite de la divinité, des phénomènes météorologiques et de la connaissance.

 

Fr. 19 D. = 23 DK

Il existe un seul dieu, très grand chez les dieux et les hommes ;

Ni son aspect, ni sa pensée ne sont ceux des humains.

 

Fr. 20 D. = 24 DK

Tout entier il regarde,

tout entier il perçoit,

tout entier il entend.

 

Fr. 21 D. = 25 DK

Mais sans effort, il secoue tout par sa pensée.

 

Fr. 22 D. = 26 DK

Toujours il reste au même endroit, sans aucun mouvement,

Et il ne convient pas qu’il se déplace ici et là.

 

Fr. 23 D. = 27 DK

Tout provient de la terre et retourne à la terre.

 

Fr. 24 D. = 28 DK

De la terre, on voit sous nos pieds la surface d’en haut,

Touchant à l’air, mais celle d’en bas est illimitée.

 

Fr. 25 D. = 29 DK

Terre et eau : là se trouve tout ce qui naît ou grandit.

 

Fr. 26 D. = 30 DK

La mer est source de l’eau et source du vent,

Car des nuages ne saurait provenir un vent fort

Soufflant à partir d’eux sans l’aide de la mer immense,

Ni le courant des fleuves, ni la pluie venant du ciel,

Mais c’est la mer immense qui fait naître les nuages,

Et les vents, et les fleuves.

 

Aetius d’Antioche, doxographe des philosophes grecs (vers 100 après J.-C.), écrit : « Xénophane déclare que la chaleur du soleil joue un rôle déterminant dans les phénomènes météorologiques ; l’humidité s’élève de la mer pour former les nuages, d’où proviennent la pluie et le vent. » (DK, 21 A 46.)

 

Fr. 27 D. = 31 DK

Le soleil monte au-dessus de la terre et la réchauffe.

« Monter au-dessus », en grec ?περ?εσθαι, forme un jeu de mots avec Hypérion, l’un des Titans, père d’Hélios, le Soleil.

 

Fr. 28 D. = 32 DK : L’arc-en-ciel

Ce qu’on appelle Iris n’est en fait qu’un nuage

Qu’on voit violet, puis rouge, puis vert et puis jaune.

Xénophane indique trois noms de couleur : pourpre, rouge écarlate et « vert-jaune ». Le dernier, χλωρ?ς, a donné « chlorophylle » (vert) et « chlore » (jaune). Sappho dit : « Je suis plus χλωρ? que l’herbe » (fr. 31 LP = 2 D.) et Homère parle du miel χλωρ?ν, comme Xénophane lui-même (ci-dessous fr. 34 D. = 38 DK). Dans le continuum du spectre des couleurs, les Grecs fixaient autrement que nous les séparations entre les nuances. Depuis longtemps, les linguistes français (E. Benveniste, A. Martinet, G. Mounin) nous ont appris que le vocabulaire découpait la réalité de façon différente dans chaque langue : « La langue que nous parlons détermine la vision que chacun de nous a du monde » (A. Martinet).

 

Fr. 29 D. = 33 DK 

Car nous sommes tous nés de la terre et de l’eau.

 

Fr. 30 D. = 34 DK 

Donc ce qui est exact, personne ne l’a vu

Et nul ne le saura, pour ce qui touche aux dieux

Et tout ce dont je parle ; et même si quelqu’un

Réussit à bien dire un principe parfait,

Il ne peut le connaître ; en effet, tout n’est qu’opinion.

 

« Opinion » a ici un sens fort : il s’agit de la théorie achevée, du « principe parfait » qui est valable pour chacun. « Tout ce dont je parle » comprend toutes les questions physiques, météorologiques, etc. qui agitent les philosophes présocratiques dans leur recherche du principe d’unité qui sous-tend l’univers. « Il ne peut le connaître » : l’homme qui réfléchit ne peut ni voir lui-même, ni ressentir comme une expérience vécue les affirmations qu’il a pourtant énoncées clairement sur les phénomènes invisibles. (Voir André Rivier, Etudes de littérature grecque, Droz, Genève, 1975, pp. 337-367.)

 

Fr. 31 D. = 35 DK 

Qu’on tienne ces avis pour conformes aux vérités.

 

Fr. 32 D. = 36 DK 

Tout ce qui se montre aux humains à regarder…

 

Fr. 33 D. = 37 DK 

Dans quelques cavités, l’eau tombe goutte à goutte.

 

Fr. 34 D. = 38 DK 

Si Dieu n’avait pas fait le miel jaune, on affirmerait

Que les figues sont plus sucrées.

Date de dernière mise à jour : 23/10/2019

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