Grec ancien

«Souvenez-vous, Quintus, que vous commandez à des Grecs, qui ont civilisé tous les peuples, en leur enseignant la douceur et l'humanité, et à qui Rome doit les lumières qu'elle possède» (Cicéron, Lettres à Quintus, I, 1, 27; cité librement par Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem)

* * *

« Le peuple grec a été, en son temps, un peuple comme les autres. Il a connu, durant des siècles, le lent piétinement de la vie primitive, qui débouche, ou ne débouche pas, dans la civilisation. »

« Bien plus. Tout au long de son histoire et jusque dans le temps de la floraison éblouissante et multipliée de ses chefs-d'oeuvre, au siècle de Sophocle, d'Hippocrate et du Parthénon, le peuple grec, y compris ce coeur vif et brûlant de la Grèce, cette "Hellade de l'Hellade" qu'est Athènes, n'a cessé d'entretenir et de cultiver des superstitions et des moeurs si étranges, si "polynésiennes", tantôt simplement grotesques, tantôt d'une atroce cruauté qu'on se croit à mille lieues de toute civilisation.

« Paradoxe vivant, la Grèce antique illustre l'étonnante complexité de la notion de civilisation et l'extrême difficulté qu'eurent les hommes primitifs à s'arracher à la cécité de l'animalité pour ouvrir sur le monde un regard d'homme.

« Issue d'un peuple comme les autres, primitif à la façon des plus primitifs, la civilisation grecque germe et croît -- sans miracle, mais par l'effet de quelques circonstances favorables et par les inventions nées des nécessités de son travail -- dans le même terreau de superstitions et d'abominations que celui dans lequel s'enracinent tous les peuples du monde. Car c'est ce même peuple primitif, crédule et cruel, qui inventa dans le même temps et comme dans le même mouvement ... Qui inventa quoi ? On voit poindre sous ma plume, et je le vois aussi, un développement rhétorique: je le passe. D'un mot, la civilisation -- la nôtre. »

(André BONNARD, Civilisation grecque, ch. 1)

« Ce long chemin du peuple grec de la sauvagerie à la civilisation, le poète Eschyle en dénombre dans sa tragédie de Prométhée quelques étapes.

«Entendez les misères des mortels, apprenez ce que j'ai fait pour ces enfants débiles que j'ai conduits à la raison, à la force de la pensée ... Jadis les hommes avaient des yeux pour ne point voir, ils étaient sourds à la voix des choses et, pareils aux formes des songes, ils agitaient au hasard la longueur de leur existence dans le désordre du monde.

Ils ne bâtissaient pas de maisons au soleil, ils ignoraient la brique, les poutres et les planches et, comme des fourmis, ils se terraient dans le sol, ils s'enfermaient dans l'obscurité des cavernes.

Ils ne prévoyaient pas le retour des saisons, ne sachant lire dans le ciel les signes de l'hiver, du printemps fleuri, de l'été qui mûrit les fruits.

Ils faisaient tout sans rien connaître.

Jusqu'au moment où j'inventai pour eux la science difficile du lever et du coucher des astres. Puis vint celle des nombres, reine de toute connaissance. Et celle des lettres qu'on assemble, mémoire de l'univers, ouvrière du labeur humain, mère des arts.

Puis, pour les soulager aux travaux les plus lourds, je leur appris à lier au harnais des animaux sauvages. Le boeuf plia la nuque. Le cheval devint docile au cavalier. Il tira le char. Il fut l'orgueil des rois. Et, pour courir les mers, je leur donnai la barque aux ailes de toile...

Encore d'autres merveilles. Contre la maladie les hommes n'avaient rien, ils n'avaient qu'à mourir. Je mélangeai des philtres, je préparai des baumes : leur vie dépérissait, elle s'affermit et dura... Enfin j'ouvris pour eux les trésors de la terre : ils eurent l'or et l'argent, ils eurent le bronze, ils eurent le fer... ils eurent l'industrie et les arts... »

 Le numéro 29 de Desmos (nov. 2000), bulletin des Amitiés gréco-suisses, publie un texte resté inédit de Paul Budry, et lu au Théâtre de Lausanne le 26/27 janvier 1945 en guise de lever de rideau à l'Iphigénie à Aulis dans l'adaptation d'André Bonnard.

Prière pour l'Acropole

« Vingt siècles ont passé, Pallas, depuis que s'est éteinte au-dessus de ton temple la mèche dorée de ta lance, que les marins saluaient du large, après leurs errements nocturnes, comme une étoile née du jour pour les ramener aux délices du port. Éteinte pour les yeux, elle brille encore dans notre esprit, ramenant chaque jour nos pensées vers Athènes. Vingt siècles ont passé depuis que les panathénéennes aux robes cannelées, ces colonnes en marche, franchissaient ton portique de marbre pour t'apporter dans les plis du péplum propitiatoire les grâces et les prières de la cité, tandis que les éphèbes pressant entre leurs cuisses leurs poulains à la crinière en brosse remplissaient ton parvis d'un tumulte viril. Et nous t'apportons toujours notre culte. Depuis lors, combien de barbares sont venus, du nord et du sud, de l'est et de l'ouest, les uns avec la croix, les autres le croissant, ceux-ci avec le glaive, ceux-là avec des boulets, avec leurs fureurs, leurs stupidités et leurs dogmes, les uns ivres de détruire, les autres d'emporter. Ils t'ont ravi, Pallas, tes ors, tes ivoires et tes marbres. Jusqu'aux dieux, assis jadis dans ton fronton, qu'ils ont exilés dans les salles brumeuses d'un musée britannique, où les hôtes de l'empyrée se consument sous un éclairage de réverbères de gare. Ils ont écorché, descellé, renversé et moulu tes pierres, mais ils n'ont pu faire que ces ruines, et chaque débris de ces ruines, ne proclament encore ton intelligence souveraine.

Inventeuse de l'olivier, ton temple est éventré et creux comme ces oliviers millénaires qu'on rencontre aux collines de Garrian, n'ayant plus que l'écorce, mais d'où s'épanouit encore une couronne de feuilles et de fruits. Sur tes ruines continue de mûrir à jamais l'huile mystique des onctions et des sacres. Levées sur l'Acropole comme un lécythe brisé, les pierres distillent à jamais la liqueur de l'esprit qui dispose les hommes à accueillir les dieux.

À cette heure les avions rasent tes architraves, portant sous le ventre des chargements de mort, dont un seul en tombant sur tes marbres fragiles les réduirait en poudre. Faudra-t-il perdre encore cela ? Faut-il peut-être ce sacrifice unique, comme il fallut jadis celui d'Iphigénie, pour gagner les faveurs des dieux ? Mais cette guerre n'est plus la guerre des hommes contre les hommes, c'est la guerre des dieux mêmes, dieux du Nord contre dieux du Midi, c'est le ténébreux Walhalla à l'assaut de l'Olympe radieux. Et l'enjeu, ô toute-sage, toute-sereine, toute-bonne, Pallas, dont l'haleine immortelle respire encore sur la roche sacrée, l'enjeu, Raison, c'est toi.

À l'heure où la fortune des armes commence de sourire aux tiens, ne reviendras-tu point, Pallas, étendre ton palladium sur la colline, afin qu'un aviateur distrait ou qu'un pointeur ivre n'aille pas, grands dieux, jeter par terre tes portiques et priver le monde à jamais du suprême refuge de la Beauté ? »


| suite |