Poésie élégiaque - Solon

Poètes élégiaques

 

traduits par

Yves Gerhard

 


 

Carmina morte carent

La poésie échappe à la mort

(Ovide, Amours, I, 15, v. 32)

 

Solon, poète et homme d’État athénien

 

Salamine (Fr. 1-3 W. = 2 D.)

Le plus ancien témoignage que nous ayons sur le poète Solon concerne son engagement pour la domination de l’île de Salamine, indispensable pour protéger le Pirée. L’affaire daterait de 615 avant J.-C., Solon étant âgé d’environ vingt-cinq ans. Plutarque (Vie de Solon, 8) rapporte qu’épuisée par la guerre contre Mégare, Athènes avait renoncé à conquérir cette île, que se disputaient les deux cités. Le peuple avait voté que l’auteur de toute proposition pour reprendre la guerre serait puni de mort. Fâché lui-même et voyant que beaucoup de jeunes citoyens voulaient que leur cité possède l’île de Salamine, Solon se fit passer pour fou, se rendit à l’agora avec un bonnet de nuit sur la tête et récita, debout sur l’emplacement réservé au héraut, un magnifique poème de cent vers, qu’il avait appris par cœur, et qui commençait ainsi :

Comme héraut je viens de la charmante Salamine :

         En guise de discours, je prononce un poème

         Aux mots bien arrangés.

Il feint donc d’être un ambassadeur de l’île pour plaider le rattachement à Athènes. Puis, dans les fragments 2 et 3, rapportés par Diogène Laërce, il renonce à cette fiction :

Habitant de Pholégandros ou bien de Sikinos,

         Que je le sois alors, au lieu d’être d’Athènes !

Oui, bientôt l’on dira parmi les hommes ce propos :

         « Voici un Athénien qui lâcha Salamine ! »

Pholégandros et Sikinos sont deux modestes îles des Cyclades, entre Mélos (Milo) et Théra (Santorin). En sacrifiant l’île convoitée, Athènes risquerait d’être une bourgade sans importance.

Allons à Salamine y lutter pour l’île charmante,

         Et chassons loin de nous cette honte pénible !

Les amis de Solon persuadèrent le peuple de révoquer le décret et de reprendre la guerre. Les Athéniens s’emparèrent alors de Salamine, qu’ils gardèrent et administrèrent, non sans peine. Ces faits, rapportés par plusieurs auteurs, mais contestés par certains historiens, assurèrent la célébrité de Solon. A l’époque classique, on érigea une statue de Solon sur l’île, en hommage à celui qui avait permis sa reconquête.

En 1891, un papyrus découvert deux ans plus tôt était édité pour la première fois : il contient l’un des derniers écrits de la plume d’Aristote, la Constitution d’Athènes, écrit majeur dans lequel dix chapitres sont consacrés à Solon et à son époque (5-14). Le chapitre 5 donne les citations et les renseignements suivants.

Dans un contexte de crise sociale aiguë, Solon fut élu archonte et aussi « arbitre et législateur ». Il écrivit une élégie qui commence ainsi (Fr. 4a-4c W. = 4, v. 1-8 D.) :

Je le sais : le fond de mon cœur est rempli de tristesse

         Quand je vois s’effondrer la plus ancienne terre

D’Ionie.

« Tout le temps, Solon impute aux riches la cause du soulèvement, dit Aristote. C’est pourquoi au début de son élégie, il déclare aussi craindre

Leur amour de l’argent et leur fière arrogance

comme étant la raison de leur haine. »

Dans le même poème, il s’adresse aux nobles :

Et vous, dans votre cœur, veuillez calmer votre fierté,

         Vous qui poussez jusqu’au dégoût de vos grands biens ;

Dans des buts modérés placez votre ambition. Car nous,

         Nous ne vous suivrons pas : tout ira de travers.

 

 

 

Fr. 15 W. = 4, v. 9-12 D.

Car beaucoup d’hommes vils sont riches, et les nobles, pauvres ;

         Mais nous n’échangerons jamais avec ceux-là

Notre qualité contre leur avoir, car l’une est ferme

         Toujours, mais l’argent passe d’une main à l’autre.

 

 

 

Élégie sur le bon gouvernement (Eunomia) (Fr. 4 W. = 3 D.)

Cet important fragment est cité par l’orateur Démosthène.

Jamais notre cité ne périra par le dessein

         De Zeus et par les dieux bienheureux immortels ;

Car Pallas Athéna, la protectrice au si grand cœur,

         Fille d’un dieu puissant, étend ses mains sur elle.

Les citoyens eux-mêmes, esclaves de leurs richesses,

         Veulent dans leur folie anéantir leur ville,

Et le peuple a des chefs pleins d’injustice, qui sont prêts

         Dans leur immense orgueil à subir de grands maux,

Car ils ne savent pas contenir leur morgue, ni suivre

         Dans le calme et la joie les règles du repas.                       10

(…)

         Leur richesse s’appuie sur des actes injustes.

(…)

         N’épargnant les trésors ni sacrés ni publics,

Chacun de son côté, avidement ils s’en emparent,

         Et ne respectent pas les normes de Justice,

Qui se tait et conserve les faits présents et passés,

         Et vient faire payer, dans tous les cas, un jour.

Cette incurable plaie gagne déjà toute la ville

         Et l’entraîne bientôt dans un vil esclavage,

Qui réveille l’émeute et la guerre qui sommeillait ;

         Une belle jeunesse est abattue en nombre.                       20

A cause de ces ennemis, notre ville agréable

         Se ruine en réunions pour nuire à nos amis.

Tels sont les maux qui minent notre peuple, et bien des pauvres

         Partent à la recherche d’un autre pays,

Vendus en esclavage et enchaînés honteusement.

         (…)

Ainsi le mal public entre dans la maison de tous,

         La porte de la cour ne peut plus l’arrêter,

Il franchit la haute barrière et trouve son chemin,

         Même si l’on se cache au fond de son logis.

Tel est l’enseignement que mon cœur livre aux Athéniens :   30

         Malgouvernance amène à la cité ces maux.

Mais Bonnegouvernance fait voir l’ordre et l’harmonie,

         Et souvent serre les entraves des injustes :

Elle aplanit toute rudesse, met fin à la morgue,

         Rabat l’orgueil et sèche les fleurs du malheur ;

Elle redresse les verdicts tordus, elle adoucit

         Les actes prétentieux, met fin à la révolte,

A la querelle amère et douloureuse, et grâce à elle

         Tous les actes humains sont harmonieux et sages.

Élu archonte pour l’année 594/593, il s’assura de l’appui des riches comme des pauvres. Ses réformes ont marqué durablement la cité d’Athènes : interdiction de prêter de l’argent en engageant des personnes (esclavage pour dettes), abolition des dettes, réformes du calendrier, nouvelle constitution avec une définition claire des magistratures, nouvelles classes censitaires, etc. A l’époque classique, on citait souvent « les lois de Solon » même pour des textes plus récents ; il restait l’autorité. Aristote le classe parmi les « chefs du parti populaire » (2, 2 ; 28, 2), même s’il descendait d’une famille parmi les plus nobles d’Athènes (5, 3). Il reste la figure idéalisée du démocrate modéré.

Voici quelques poèmes où il justifie son action politique.

 

Bilan de mon action politique (fr. 36 W. = 24 D.)

Ce poème, cité par Aristote, est écrit en trimètres iambiques, vers qui sera utilisé, au Ve siècle, dans les dialogues et les tirades du théâtre attique. Ce morceau se rapproche de ce que sera une réplique de tragédie.

Parmi les buts que j’ai fixés pour unifier le peuple,

Lequel ai-je lâché avant tout résultat ?

Au tribunal du temps, elle peut bien en témoigner

La vénérable mère des dieux olympiens,

Notre Terre noire, de laquelle autrefois

J’ai arraché les bornes partout enfoncées* ;

Auparavant servile, elle est devenue libre.

A Athènes, terre bénie des dieux, j’ai ramené

Beaucoup d’hommes vendus, soit justement soit pas,

Les uns bannis par la pénible pauvreté,                                     10

Ne parlant plus l’attique, tant ils s’étaient déplacés ;

Les autres qui étaient asservis ici-même,

Tout honteux et tremblants devant l’humeur des maîtres :

Je les ai rendus libres ! Cela, je l’ai fait par force,

Combinant contrainte et justice, et j’ai réalisé

Ce que j’avais promis. Et j’ai écrit des lois

De la même façon pour le pauvre et le riche,

En fixant pour chacun une justice droite.

Si un autre que moi avait pris la baguette,

Un homme mal intentionné et plein d’avidité,                          20

Il n’aurait pu tenir le peuple. Et si j’avais admis

Ce qui plaisait alors à tous mes adversaires,

Ou les projets contraires de l’opposition,

La cité serait veuve de beaucoup de citoyens.

J’ai résisté de tous côtés et je me suis tourné

Comme un loup assailli par la meute des chiens.

* Ces bornes attestaient les droits des créanciers sur les domaines des débiteurs ; l’abolition des dettes les a supprimées.

 

Poème en distiques élégiaques (Fr. 5 W. et D.)

Au peuple j’ai donné autant de droits qu’il suffisait

         Sans supprimer ni augmenter sa part d’honneur ;

Ceux qui détenaient le pouvoir et brillaient par leurs biens,

         J’ai veillé qu’eux aussi évitent toute honte ;

Debout, j’ai protégé d’un fort bouclier les deux camps

         Et n’ai permis qu’aucun ne vainque injustement.

 

 

 

Fr. 6 W. = 5, v. 7-10 D.

C’est ainsi que le peuple pourrait suivre au mieux ses chefs

         Sans être ni trop libre ni trop accablé.

La convoitise produit l’orgueil, lorsque l’abondance

         Survient chez ceux qui ont l’esprit mal disposé.

 

 

 

Fr. 7 W. = 5, v. 11 D.

Dans toute grande affaire on ne peut plaire à tous.

 

 

 

Fr. 31 W. = 28 D.

Début d’un poème en hexamètres

En premier lieu, prions Zeus le roi, le fils de Cronos,

D’accorder à ces lois un sort heureux et de la gloire.

Selon Plutarque (3, 5), Solon continuait ce poème par ses lois mises en vers.

Les deux fragments suivants sont cités par Aristote. Le premier est écrit en tétramètres trochaïques catalectiques (15 syllabes). Au début de ce passage, le sujet « ils » représente le parti populaire, celui des pauvres, que Solon appelle « le peuple » (δ?μος) dans les fragments de cette section.

 

Fr. 34 W. = 23, v. 13-21 D.

Ils sont venus pour le pillage et avaient fol espoir ;

Ils pensaient que chacun trouverait grande aisance,

Que je me montrerais violent malgré mon doux babil.

Mais ils se sont trompés et, fâchés contre moi,

Ils me regardent tous de travers comme un ennemi.

Inutile, car j’ai réalisé ce que j’ai dit

Avec les dieux, et j’ai fait le reste non sans raison ;

Je ne veux pas agir par la violence d’un tyran,

Ni partager notre gras pays entre vils et nobles.

 

 

 

Fr. 37 W. = 25 D.

Et s’il faut faire au peuple des reproches clairs,

Il n’aurait jamais vu de ses yeux ses acquis,

Même en rêvant…

Et ceux qui sont plus importants et plus vaillants,

M’approuveraient et se feraient de mes amis.

 

 

Et si un autre, dit-il, avait obtenu cet honneur,

Il n’aurait pu tenir le peuple, ni cessé

Avant d’avoir brouillé le lait, ôté la crème.

Moi, au milieu des armes, je suis resté ferme,

Comme une borne entre eux.

Solon refusa d’exercer la tyrannie, si fréquente à cette époque dans d’autres cités grecques.

Deux extraits d’un poème adressé à un adversaire permettent à Solon de se justifier à cet égard. Ils sont en tétramètres trochaïques catalectiques.

 

Fr. 32 W. = 23, v. 8-12 D.

Et si j’ai ménagé la terre de mes pères

Et refusé la tyrannie et ses rudes excès –

Ce qui aurait souillé et sali mon honneur –

Je n’en ai point de honte. Ainsi je pense surpasser

Mieux tous les hommes.

 

 

 

Fr. 33 W. = 23, v. 1-7 D.

Solon met dans la bouche de cet adversaire les reproches qu’il lui faisait de n’avoir pas imposé son pouvoir par un régime tyrannique :

« Solon n’est pas un homme volontaire et avisé :

Les dons reçus du dieu, il ne les a pas acceptés.

Son butin assuré, il n’a pas, dans sa confusion*,

Tiré son grand filet, mais l’ardeur et la clairvoyance

Lui ont manqué. Car si j’avais eu le pouvoir,

Reçu beaucoup d’argent et régné sur Athènes,

Ne fût-ce qu’un seul jour, je consentirais qu’on m’écorche

Pour faire une outre et qu’on écrase ma famille. »

* Je traduis la conjecture ?ασθε?ς. Dans la dernière phrase, je suis, comme presque partout, le texte proposé par M. L. West : c’est l’adversaire qui dit « je », affirmant son désir d’être un jour tyran lui-même. La tradition manuscrite donne la phrase à la 3e personne du singulier : « Car s’il (Solon) avait eu le pouvoir…, il aurait consenti… »

On constate que la modération et la loyauté de Solon n’ont pas toujours été comprises par ses contemporains, qui considéraient qu’elles étaient des signes de sa faiblesse et de sa sottise. Il aurait dû profiter de sa situation pour s’enrichir, grâce à la tyrannie. La raison qui a poussé le magistrat athénien à limiter son pouvoir doit sans doute se trouver dans le souci qu’il avait de sa bonne réputation. C’est elle qui est souhaitée dans sa prière, au début de l’Élégie aux Muses, et au v. 3 du fragment 32 W. ci-dessus.

Après son archontat, sollicité trop souvent par ses concitoyens à propos de ses lois, Solon décida de quitter Athènes, pour faire du commerce et aussi par pure curiosité, disait-il. Il obtint de partir pendant dix ans, pour que les Athéniens s’habituent à observer ses lois, que le Conseil avait juré de ne pas modifier. (Plut., Vie de Solon, 25 ; Hérodote I, 29 ; Arstt., Const. Ath., 11.)

Il s’embarqua d’abord pour l’Égypte, où il rencontra les prêtres les plus savants. Un seul vers relate cet épisode.

 

Fr. 28 W. = 6 D.

Près des bouches du Nil, vers le rivage de Canope…

Puis il partit pour Chypre. Le roi Philokypros habitait une petite ville bâtie dans un lieu médiocre. Solon le persuada de construire une nouvelle capitale dans la plaine, le conseillant pour son aménagement, et le roi honora Solon en appelant la ville Soles (Plut. 26 ; Hdt. V, 113). Elle se trouve sur la côte nord-ouest de l’île.

L’Athénien composa alors ce vœu :

 

Fr. 19 W. = 7 D.

Puisses-tu maintenant régner longtemps ici sur Soles

         Et habiter cette cité, toi et les tiens !

Mais moi, sain et sauf, que Cypris* – sa couronne est violette –

         M’emmène de cette île à bord de mon bateau !                       

Sur cette fondation, qu’elle offre charme et belle gloire,                          

         Et à moi bon retour jusque dans ma patrie !

* Aphrodite, honorée à Chypre.

 

Sur la tyrannie de Pisistrate

Peu après le départ de Solon, la cité d’Athènes retomba dans la crise politique. Cependant, il semble que les lois de Solon continuèrent d’être appliquées. En 561 avant J.-C., Pisistrate s’imposa comme tyran. Hérodote (I, 59ss.) raconte les aléas de ses prises de pouvoir successives et son activité politique dura jusqu’à sa mort (de maladie) en 528-527. Au début, Solon juge sévèrement le tyran.

 

Fr. 9 W. = 10 D.

Des nuages proviennent la neige ou la forte grêle,

         Le tonnerre accompagne l’éclair éclatant ;

Des hommes importants détruisent la cité : le peuple

         Devient l’esclave d’un tyran par sa sottise.

Qui s’est trop élevé, on ne peut plus le retenir

         Après coup, mais il faut désormais tout prévoir.*

 

 

* Nous ne traduisons pas καλ? conjecturé par West.

 

Fr. 12 W. = 11 D.

Et les vents agitent la mer ; mais si personne

         Ne la soulève, elle est la plus calme du monde.

Plutarque (3, 7) considère que ce fragment et le fragment 9, vers 1-2, montrent qu’en matière de science, Solon était simpliste et archaïque… Pour son époque, au contraire, l’absence des dieux et surtout de Zeus dans les phénomènes météorologiques témoigne d’un esprit « moderne » ; pour lui, les règles de la politique sont analogues à celles de la nature.

 

Fr. 10 W. = 9 D.

Solon voulut mettre en garde ses concitoyens. Mais le Conseil qui entourait le tyran Pisistrate déclara qu’il avait perdu la raison ; il répliqua, selon Diogène Laërce (I, 49) :

Dans peu de temps, ma folie va paraître aux citoyens,

         C’est quand la vérité se verra en public.

 

 

 

Fr. 11 W. = 8 D.

Si vous subissez des fléaux par votre lâcheté,

         N’en attribuez pas aux dieux le sort funeste.

Vous avez promu ce régime et soutenu vous-mêmes :

         Pour cela vous souffrez un affreux esclavage.

Chacun de vous veut suivre les empreintes du renard,

         Mais tous ensemble, vous avez un esprit sot ;

Vous êtes attentifs aux paroles d’un homme fourbe,

         Mais vous vous détournez de ce qu’il fait vraiment.

 

 

Plutarque (31) affirme qu’une fois installé au pouvoir, Pisistrate traita Solon avec de grands égards, si bien qu’il devint son conseiller. Le tyran fit appliquer lui-même les lois de Solon. Ce dernier mourut peu de temps après la première accession au pouvoir de Pisistrate, vers 560.

Solon figure parmi les Sept Sages de la Grèce, avec Thalès de Milet, Pittacos de Mytilène, Bias de Priène, Cléobule de Lindos, Périandre de Corinthe et Chilon de Lacédémone (la liste a légèrement varié). Homme d’Etat, Solon a aussi réfléchi à la situation de l’homme dans le monde, à la justice, aux relations entre richesse et honnêteté, à la puissance de la divinité (pour lui, Zeus). Le poème le plus développé que nous possédions est une élégie sur le bonheur et la justice, transmise par Jean Stobée, auteur au Ve siècle après J.-C. d’une copieuse Anthologie. Ce texte éclaire aussi l’Elégie sur le bon gouvernement citée plus haut (Fr. 4 W.). Son importance nous a poussé à en faire suivre la traduction d’un bref commentaire.

 

Élégie aux Muses sur le bonheur et la justice (Fr. 13 W. = 1 D.)

Brillantes filles de Mémoire et de Zeus olympien,

         Muses de Piérie, écoutez ma prière !

Accordez-moi l’aisance qu’offrent les dieux bienheureux,

         Et de tous les humains un excellent renom ;

D’être agréable à mes amis, aux ennemis cruel,

         Estimable à ceux-là, redoutable à ceux-ci !

Je souhaite avoir du bien, mais ne veux pas l’avoir acquis

         Injustement ; un jour, se produit la justice.

La richesse que les dieux donnent reste acquise à l’homme,

         Immuable, du fond jusqu’au point culminant ;                               10

Mais celle qu’on vénère avec excès n’avance pas

         Avec bon ordre, mais soumise aux injustices,

Vous suit à contrecœur ; et survient vite le malheur :

         Il a maigre début et, tout comme le feu,

Bien faible tout d’abord, il finit par être funeste.

         Car les actes violents ne durent pas longtemps,

Mais Zeus voit le terme de tout, et voici que soudain,

         Comme le vent disperse aussitôt les nuages,

Ayant au printemps déchaîné les abîmes des mers,

         Stériles et houleux, et dans les champs fertiles                               20

Ravagé les belles cultures pour toucher au ciel,

         Siège escarpé des dieux, il fait voir le beau temps,

Et l’éclat du soleil brille à nouveau sur les sols gras,

         Et l’on ne peut plus voir aucun des gros nuages ;

Tel est le châtiment de Zeus : il ne s’irrite pas

         Vite et dans tous les cas, comme un homme mortel,

Mais il ne lui échappe pas longtemps, celui qui garde

         Un cœur coupable : à chaque fois il est surpris.

Et l’un paie aussitôt, et l’autre après ; ceux qui s’échappent

         Et qui évitent le destin fatal des dieux,                                              30

Le voient venir toujours. Des innocents paient ces actes,

         Les enfants du coupable, ou ses petits-enfants.

Nous les humains, honnêtes ou méchants, nous estimons

         Qu’avec notre renom tout se passera bien,

Avant qu’arrive le malheur ; alors chacun se plaint ;

         Sinon nous nous berçons de vaines illusions.

Celui qui est frappé de très pénibles maladies,

         Imagine toujours qu’il sera bien portant.

L’autre, bien qu’étant misérable, passe pour un noble,

         Et tel qui se croit beau n’a en fait aucun charme ;                           40

Si l’on est indigent et accablé par le besoin,

         On croit pouvoir atteindre un beau jour de grands biens.

Chacun s’active pour gagner : l’un ira sur les flots

         Bien poissonneux, pour ramener chez lui un gain

Dans ses bateaux, malgré les vents terribles qui le poussent,

         Sans ménager du tout les risques pour sa vie.

L’autre va s’engager pour fendre le sol riche en arbres

         Pour la saison, chez qui prend soin des socs courbés.

L’autre, habile aux travaux du bon artisan Héphaistos

         Et d’Athéna, gagne sa vie de ses mains.                                             50

Un autre, instruit des dons qu’offrent les Muses de l’Olympe,

         Le fait par son savoir du doux art poétique.

L’archer Apollon établit l’autre comme devin :

         Il connaît quel malheur s’abattra sur quelqu’un,

Lui qu’escortent les dieux ; jamais on n’échappe au destin

         Ni par quelque présage, ni par des offrandes.

Certains pratiquent l’art de Péon*, dieu riche en remèdes,

         Les médecins, sans maîtriser le résultat ;

D’une moindre douleur surgit souvent un très grand mal

         Sans qu’aucun puisse l’apaiser par des calmants ;                          60

Mais tel patient qui souffre de terribles maladies,

         On le touche des mains, et sa santé revient.

La Destinée apporte aux humains malheur et bonheur ;

         Les dons des immortels, on ne peut s’y soustraire.

Toute entreprise a ses dangers, et personne ne sait

         Comment ce qu’il débute doit se terminer ;

L’un tente de bien faire et, comme il n’a pas tout prévu,

         Tombe dans un malheur aussi grand que pénible.

Mais à qui agit mal, un dieu donne sur tous les points

         Un résultat heureux, et adieu sa sottise !                                         70

A la richesse les humains ne fixent pas de borne ;

         Et ceux qui parmi nous mènent grand train de vie

S’agitent deux fois plus : quel avoir** les comblerait tous ?

         Les dieux accordent aux humains de grands profits ;

C’est d’eux que provient le malheur, et lorsque Zeus l’envoie

         Pour châtier, il atteint chaque homme tout à tour.

 

 

 

*    Péon : épithète d’Apollon guérisseur.

** Certains comprennent : quel dieu… ?

Commentaire sur l’Élégie aux Muses sur le bonheur et la justice

Cette élégie, dont les destinataires précis nous échappent, commence par une invocation aux Muses, suivie d’une prière de Solon pour lui-même : il leur demande non l’inspiration poétique, mais l’aisance sans excès et une bonne renommée. Dès le vers 9, le poète exprime des idées générales d’où le « je » est absent.

Certains ont cherché dans ce poème, qui est complet, la démonstration cohérente et rationnelle d’une thèse. Les réflexions de Solon, qui s’expriment en phrases juxtaposées et s’appuient sur des exemples, témoignent plutôt de ses propres expériences et de sa théologie : Zeus offre un certain nombre de biens aux hommes, il peut les leur ôter, il peut punir ceux qui en abusent ; il peut aussi redistribuer les cartes. L’homme, lui, reste optimiste ; mais les succès le grisent et il peut alors être victime de son orgueil (?βρις) et de son aveuglement (?τη), qui le font tomber dans le malheur ; l’exemple le plus caractéristique est celui des richesses : l’appât du gain injuste provoque plus sûrement la punition de Zeus. Les comparaisons épiques empruntées aux dangers du feu (v. 14-15) et à la tempête (v. 18-24) soulignent le peu de clairvoyance de l’homme sur son avenir, malgré ses efforts et ses espérances. Suit un bref développement sur le châtiment (τ?σις, v. 25) infligé par Zeus aux coupables, parfois à leurs descendants innocents. Puis le poète et son public sont impliqués l’un et l’autre par ce « nous les humains » du vers 33 (repris au v. 36). Chacun va se reconnaître par la suite, y compris l’auteur, qui n’omet pas les métiers qu’il a lui-même exercés, commerçant et poète.

La liste des états et professions occupe une partie centrale importante (v. 37-62) : face à la maladie, à la pauvreté, à la laideur ou à la misère, l’homme reste optimiste ou s’illusionne sur sa situation ; il agit pour changer cet état et exerce un métier qu’il espère lucratif : transporteur maritime, ouvrier agricole, artisan, poète, devin, médecin. Mais personne n’est maître du résultat, qui reste entre les mains de Zeus. L’idée que les gains acquis injustement attirent plus sûrement son châtiment revient en conclusion, où le « nous » du vers 72 englobe le poète et ses auditeurs athéniens.

Les idées sur les biens mal acquis et la rétribution de Zeus sont semblables à celles qu’on trouve déjà dans Les Travaux et les Jours d’Hésiode, ouvrage composé un siècle plus tôt (par exemple v. 320-326).

 

Voici d’autres réflexions du poète, citées hors contexte.

Fr. 14 W. = 15 D.

Et aucun humain n’est heureux, mais les mortels sont tous

         Victimes du malheur, eux que voit le soleil.

 

 

 

Fr. 16 W. et D.

De la sagesse, il est très difficile de connaître

         La règle obscure qui fournit les fins de tout.

 

 

 

Fr. 17 W. et D.

Pour tout, la volonté des dieux est obscure aux humains.

 

 

 

Fr. 18 W. = 22, v. 7 D.

En vieillissant, j’apprends toujours beaucoup.

 

Plutarque (2, 1-2) rapporte que Solon voyagea non seulement pour s’enrichir, mais pour augmenter ses connaissances et que, de l’avis unanime, il était « épris de savoir ».

 

Échange avec Mimnerme (Fr. 20 W. = 22 D.)

          « Qu’à soixante ans je voie le destin de la mort ! »

Si tu suis encor mon avis, efface ce mot-ci –

         Ne m’en veux pas si je propose mieux que toi –

Doux chanteur, corrige ton vers et chante-le ainsi :

         « Qu’à huitante ans je voie le destin de la mort ! »  ou

         « Attendons les quatre-vingts ans pour voir la mort ! »

Le premier vers est tiré des fragments de Mimnerme ; West suppose que Solon le citait, avant de proposer sa correction. Cette dernière modifie la perspective entière sur la vie : la seconde partie de l’existence humaine doit encore être riche et féconde, et la mort du vieillard doit même être regrettée ; le fragment suivant contredit le fr. 3 de Mimnerme.

 

Fr. 21 W. = 22, v. 5-6 D.

Que ma mort ne soit pas sans larmes, et pour mes amis

         Que je laisse en mourant peine et gémissements.

A la fin de la 1ère Tusculane (§ 117), Cicéron traduit ces vers :

Mors mea non careat lacrimis, linquamus amicis

        Maerorem ut celebrant funera cum gemitu.

Voyez le fragment 6 de Mimnerme.

 

Fr. 22a W. = 18 D.

Dis à Critias aux blonds cheveux d’obéir à son père ;

         Il n’écoutera pas un guide à l’esprit faux.

Selon Aristote, qui cite le premier vers dans la Rhétorique, ce Critias, neveu de Solon, serait un ancêtre du Critias, le chef des Trente tyrans de 404/403.

 

Fr. 23 W. = 13 D.

Heureux celui qui a des enfants aimés, des chevaux

         Trotteurs, des chiens de chasse et un hôte étranger.

 

 

 

Fr. 24 W. = 14 D.

Ils sont égaux pour la richesse, celui qui possède

         Beaucoup d’argent et d’or, des champs riches en blé,

Des chevaux, des mulets, et celui qui n’a que ceci :

         Bon estomac, large poitrine et pieds solides,

La beauté d’un garçon ou d’une femme, au bon moment ;

         Et sa jeune vigueur est alors convenable.

Tel est le vrai bien pour les hommes ; tout le superflu,

         Personne ne l’emporte en allant chez Hadès ;

Même en payant une rançon, on ne peut éviter

         La mort, les maladies et l’avance de l’âge.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

10

 

 

Fr. 25 W. = 12 D.

Tant qu’il aimera les garçons dans la fleur de leur âge,

         En désirant leurs cuisses et leurs lèvres douces…

 

 

 

Fr. 26 W. = 20 D.

Oui, j’aime les actions d’Aphrodite, de Dionysos

         Et des Muses, qui donnent aux hommes la joie.

 

 

 

Les âges de la vie (Fr. 27 W. = 19 D.), élégie complète

L’enfant encore jeune et impubère met ses dents

         Tout d’abord, puis les perd dans ses sept premiers ans.

Et quand le dieu lui a donné les sept années suivantes,

         Apparaissent les signes de l’adolescence.

Durant la troisième période, les membres grandissent,

         La jeune barbe pousse et le teint se fleurit.

Durant le quatrième septennat, il devient fort*

         Et cette force manifeste son courage.

Au cinquième, il convient qu’un homme pense à se marier

         Et, par la suite, à assurer sa descendance.

Au sixième, l’esprit de l’homme atteint sa plénitude

         Et il n’accepte plus d’accomplir des bêtises.

Au cours des quatorze ans suivants, les septième et huitième,**

         Il est parfait dans sa pensée et sa parole.

Durant la neuvième période, il est encore valide,

         Mais parole et prudence perdent leur vigueur.

Si l’on achève la dixième et qu’on atteint cet âge,

         Il est normal de voir le destin de la mort.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

10

 

 

 

 

 

 

 

 

 

* (21-28 ans)

** (42-56 ans)

 

Fr. 29 W. = 21 D.

Les aèdes profèrent beaucoup de mensonges.

 

 

 

Fr. 30 W. = 27 D.

Écoute les autorités, à tort ou à raison.

 

 

 

Fr. 38 W. = 26, v. 1-5 D.

Ils boivent et ils mangent, soit des pains d’épices,

Soit du pain ou encor des gâteaux aux lentilles ;

Il ne leur manque ici aucune friandise,

Rien de ce que la terre peut fournir aux hommes :

Tout est en abondance à portée de leurs mains.

 

 

Fr. 39 W. = 26, v. 6-7 D.

Ils veulent le mortier à piler l’aïoli,

La moutarde et le vinaigre.

 

 

 

Fr. 40 W. = 26, v. 8 D.

L’un veut des pépins de grenade et l’autre du sésame.

 

 

 

Fr. 43 W.

Une grasse terre, qui nourrit ses enfants.

 

 

 

 

Après sa mort, la personne de Solon donna lieu à des récits qui furent, déjà dans l’Antiquité, jugés comme légendaires : la rencontre et l’entretien avec Crésus sur le bonheur et la mort, développés par Hérodote (I, 29-33) et si importants dans la pensée grecque ; le mythe de l’Atlantide, que Solon aurait appris d’un vieux prêtre égyptien, selon Platon (Timée, dès 20 d) qui décrit Solon comme « le plus sage des Sept sages » et « le plus sage des hommes, mais aussi le plus noble des poètes » (21 c) ; ou encore les échanges de lettres fictives avec Pisistrate (Diog. L. I, 53-54 et 66-67), le tyran de Corinthe Périandre (64), Epiménide (64-66), Crésus (67) ou encore Thalès de Milet (44). Tous les orateurs athéniens invoquent des lois attribuées à Solon.

Date de dernière mise à jour : 19/03/2021

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