Comment être sûr qu'une traduction soit juste ? Qui nous prouve que notre dictionnaire ou notre grammaire sont exacts ?
Voici un bel exemple de cette problématique, tiré de U. ECO : Le pendule de Foucault, pp. 140-5, 390-1, 540-3 (LP).
(Quelques amis essaient de comprendre le message suivant, ancien et lacunaire, et renfermant un secret)
a la . . .
Saint Jean |
- Et ce serait là le message non chiffré ? demanda Belbo, déçu et amusé.
- Il est évident que dans la transcription d'Ingolf les petits points représentaient des mots illisibles, des espaces où le parchemin était consumé... Mais voici ma transcription finale où, par conjectures que vous me permettrez de qualifier de lucides et inattaquables, je restitue le texte dans son ancienne splendeur - comme on dit. "
Il retourna, d'un geste de prestidigitateur, la photocopie et nous montra ses notes à lui en caractères d'imprimerie.
LA (NUIT
DE) SAINT JEAN |
"Pire que d'avancer dans le noir, dit Belbo.
- Certes, c'est encore tout à interpréter. Mais Ingolf y était certainement arrivé, comme j'y suis arrivé moi. C'est moins obscur qu'il n'y paraît, pour qui connaît l'histoire de l'Ordre."
Une pause. Il demanda un verre d'eau, et il continua à nous faire suivre le texte mot à mot.
"Alors : dans la nuit de la Saint-Jean, trente-six ans après la charrette de foin. Les Templiers destinés à la perpétuation de l'Ordre échappent à la capture en septembre 1307, sur une charrette de foin. En ces temps-là, l'année se calculait d'une Pâques à l'autre. 1307 finit donc vers ce qui, selon notre comput, serait la Pâques 1308. Essayez de calculer trente-six ans après la fin de l'année 1307 (qui est notre Pâques 1308) et nous arrivons à la Pâques 1344. Après les trente-six ans fatidiques, nous sommes en notre année 1344. Le message est déposé dans la crypte, à l'intérieur d'un réceptacle précieux, comme sceau, acte notarié de quelque événement qui s'est accompli dans ce lieu, après la constitution de l'Ordre secret, la nuit de la Saint-Jean, c'est-à-dire le 23 juin 1344.
- Pourquoi l'année 1344 ?
- Je pense que de 1307 à 1344 l'Ordre secret se réorganise et travaille au projet dont le parchemin ratifie la mise en marche. Il fallait attendre que les eaux se calment, que les fils se renouent entre les Templiers de cinq ou six pays. D'autre part, les Templiers ont attendu trente-six ans, pas trente-cinq ou trente-sept., parce que, évidemment, le nombre 36 avait pour eux des valeurs mystiques, comme vient nous le confirmer aussi le message chiffré. La somme interne de 36 donne neuf, et je n'ai pas besoin de vous rappeler les significations profondes de ce nombre.
- Je peux ? " C'était la voix de Diotallevi, qui s'était glissé derrière nous, à pas feutrés tel un Templier de Provins.
" De l'eau à ton moulin ", dit Belbo. Qui le présenta rapidement; le colonel ne parut pas excessivement dérangé, il donnait plutôt l'impression de désirer un auditoire nombreux et attentif. Il poursuivit son interprétation, et Diotallevi buvait du petit-lait numérologique. Pure Gematria.
" Nous en arrivons aux sceaux : six choses intactes avec un sceau. Ingolf trouve un étui, d'évidence fermé par un sceau. Par qui a été scellé cet étui ? Par les Manteaux Blancs, et donc par les Templiers. Or nous voyons dans le message un r, quelques lettres effacées, et un s. Moi je lis "relaps". Pourquoi ? Parce que nous savons tous que les relaps étaient des accusés qui avaient avoué et se rétractaient, et les relaps ont joué un rôle non indifférent dans le procès des Templiers. Les Templiers de Provins assument orgueilleusement leur nature de relaps. Ce sont ceux qui se dissocient de l'infâme comédie du procès. Il est donc question des chevaliers de Provins, relaps, prêts pour quoi ? Les rares lettres à notre disposition suggèrent "vainjance ", pour la vengeance.
- Quelle vengeance?
- Messieurs! Toute la mystique templière, depuis le procès, tourne autour du projet de venger Jacques de Molay. Je ne tiens pas en grande estime les rites maçonniques, mais eux, caricature bourgeoise de la chevalerie templière, en sont quand même un reflet, pour dégénéré qu'il soit. Et un des grades de la maçonnerie de rite écossais est celui de Chevalier Kadosch, en hébreu chevalier de la vengeance.
- D'accord, les Templiers se préparent à la vengeance. Et puis ?
- Combien de temps devra prendre ce plan de vengeance? Le message chiffré nous aide à comprendre le message traduit. Six chevaliers sont requis pour six fois en six lieux, trente-six divisés en six groupes. Ensuite il est dit "Chaque fois vingt", et ici il y a quelque chose qui n'est pas clair, mais qui, dans la transcription d'Ingolf, semble être un a. J'en ai déduit : chaque fois vingt ans, par six fois, cent vingt ans. Si nous suivons le reste du message, nous trouvons une liste de six lieux ou de six tâches à accomplir. Il est question d'une "ordonnation", un plan, un projet, une marche à suivre. Et il est dit que les premiers doivent se rendre à un donjon ou château, les deuxièmes dans un autre endroit, et ainsi de suite jusqu'aux sixièmes. Par conséquent le document nous dit qu'il devrait y avoir six autres documents encore scellés, répartis dans des lieux différents, et il me semble évident qu'il faut briser les sceaux l'un après l'autre, et à distance de cent vingt ans l'un de l'autre...
- Mais pourquoi chaque fois vingt ans ? demanda Diotallevi.
- Ces chevaliers de la vengeance doivent accomplir une mission en un lieu déterminé tous les cent vingt ans. Il s'agit d'une forme de relais. Il est évident qu'après la nuit de l'an 1344, six chevaliers partent et chacun va dans un des six lieux prévus par le plan. Mais le gardien du premier sceau ne peut certes pas rester en vie pendant cent vingt ans. Il faut comprendre que chaque gardien de chaque sceau doit rester en charge vingt ans, et puis passer l'ordre à un successeur. Vingt années est un terme raisonnable, six gardiens par sceau, pendant vingt années chacun, donnent la garantie qu'à la cent vingtième année le détenteur du sceau puisse lire une instruction, mettons, et la passer au premier des gardiens du deuxième sceau. Voilà pourquoi le message s'exprime au pluriel, que les premiers aillent par ici, que les deuxièmes aillent par là... Chaque lieu est pour ainsi dire contrôlé, en l'espace de cent vingt ans, par six chevaliers. Faites le compte : du premier au sixième lieu il y a cinq passages, qui prennent six cents années. Ajoutez 600 à 1344 et vous obtiendrez 1944. Ce qui est aussi confirmé par la dernière ligne. Clair comme le jour.
- C'est-à-dire?
- La dernière ligne précise "trois fois six avant la fête (de la) Grande Prostituée". Là aussi un jeu numérologique, parce que la somme interne de 1944 donne précisément 18. Dix-huit, c'est trois fois six, et cette nouvelle, admirable coïncidence numérique suggère aux Templiers une autre très subtile énigme. 1944 est l'année où le plan doit parvenir à son terme. En vue de quoi ? Mais de l'an deux mille! Les Templiers pensent que le deuxième millénaire marquera l'avènement de leur Jérusalem, une Jérusalem terrestre. l'Antéjérusalem. Ils sont persécutés en tant qu'hérétiques ? En haine de l'Église, ils s'identifient à l'Antéchrist. Vous savez que le 666 dans toute la tradition occulte est le nombre de la Bête. Le six cent soixante-six, année de la Bête. est l'an deux mille où triomphera la vengeance templière, l'Antéjérusalem est la Nouvelle Babylone dont parle l'Apocalypse ! La référence au 666 est une provocation, une bravade d'hommes d'armes. Une prise en charge de sa diversité, comme on dirait aujourd'hui. Belle histoire, n'est-ce pas ? "
Il nous regardait avec des yeux humides, des lèvres et des moustaches humides, tandis que de la main il caressait son classeur.
" D'accord, dit Belbo. on a là. dans leurs grandes lignes, les échéances d'un plan. Mais lequel ?
- Vous en demandez trop. Si je le savais, je n'aurais pas besoin de lancer mon appât. Mais je sais une chose. Qu'en cet espace de temps, il est arrivé un accident de parcours et le plan ne s'est pas accompli : autrement. permettez. on le saurait. Et je peux même comprendre pourquoi : 1944 n'est pas une année facile, les Templiers ne pouvaient pas savoir qu'il y aurait eu une guerre mondiale rendant tout contact plus difficile.
- Excusez-moi si j'interviens. dit Diotallevi. mais si je comprends bien, une fois ouvert le premier sceau, la dynastie de vos gardiens ne s'éteint pas. Elle continue jusqu'à l'ouverture du dernier sceau. quand sera nécessaire la présence de tous les représentants de l'Ordre. Et par conséquent, chaque siècle, ou bien chaque cent vingt années, nous aurions toujours six gardiens pour chaque lieu, donc trente-six.
- Affirmatif, dit Ardenti.
- Trente-six chevaliers pour chacun des six endroits, cela fait 216, dont la somme intérieure fait 9. Et puisqu'il y a 6 siècles, multiplions 216 par 6 et nous avons 1296, dont la somme intérieure fait 18. c'est-à-dire 3 par 6, 666. "
Diotallevi aurait peut-être procédé à la refonte arithmologique de l'histoire universelle si Belbo. d'un coup d'oeil, ne l'avait arrêté, comme font les mères quand leur enfant commet une gaffe. Mais le colonel était en train de reconnaître en Diotallevi un illuminé.
" C'est magnifique ce que vous me montrez là, professeur ! Vous savez que neuf est le nombre des premiers chevaliers qui formèrent le noyau du Temple à Jérusalem !
- Le Grand Nom de Dieu, tel qu'il est exprimé dans le tétragrammaton, dit Diotallevi, est de soixante-douze lettres, et sept et deux font neuf. Mais je vous dirai davantage, si vous me le permettez. Selon la tradition pythagoricienne, que la Kabbale reprend (ou inspire), la somme des nombres impairs de un à sept donne seize, et la somme des nombres pairs de deux à huit donne vingt, et vingt plus seize ça fait trente-six.
- Mon Dieu, professeur, frémissait le colonel, je le savais, je le savais. Vous me réconfortez. Je suis près de la vérité."
Je ne comprenais pas jusqu'à quel point Diotallevi faisait de l'arithmétique une religion ou de la religion une arithmétique, probablement faisait-il l'une et l'autre chose, et j'avais en face de moi un athée qui jouissait de son ravissement dans quelque ciel supérieur. Il pouvait devenir un dévot de la roulette (il l'eût mieux valu), et il s'était voulu rabbin mécréant.
A présent, je ne me rappelle pas exactement ce qui se passa, mais Belbo intervint avec son bon sens des gens du Pô et rompit le charme. Il restait au colonel d'autres lignes à interpréter et nous voulions tous savoir. Il était déjà six heures du soir. Six heures, pensai-je, qui sont aussi dix-huit heures.
- "D'accord, dit Belbo. Trente-six par siècle, les chevaliers pas à pas s'apprêtent à découvrir la Pierre. Mais quelle est cette Pierre ?
- Allons! Il s'agit naturellement du Graal."
* * *
Belbo paraissait contrarié à l'idée de revenir au document que le colonel lui avait laissé, et il le retrouva en fouillant à contrecoeur dans le dernier tiroir de son bureau. Je remarquai, cependant, qu'il l'avait conservé. Nous relûmes ensemble le message de Provins. Après tant d'années.
Il débutait par la phrase chiffrée selon Trithème : Les XXXVI inuisibles separez en six bandes. Et puis :
a la Saint Jean (etc)
"Trente-six ans après la charrette de foin, la nuit de la Saint-Jean de l'an 1344, six messages scellés pour les chevaliers aux blancs manteaux, chevaliers relaps de Provins, pour la vengeance. Six fois six en six lieux, chaque fois vingt ans pour une totalité de cent vingt ans, ceci est le Plan. Les premiers au château, puis de nouveau chez ceux qui ont mangé le pain, de nouveau au refuge, de nouveau à Notre-Dame au delà du fleuve, de nouveau à la maison des popelicans, et de nouveau à la pierre. Vous voyez, en 1344 le message dit que les premiers doivent aller au Château. Et en effet les chevaliers s'installeront à Tomar en 1357. Maintenant, il faut nous demander où doivent se rendre ceux du deuxième groupe. Allons : imaginez que vous êtes des Templiers en fuite, où filez-vous constituer le deuxième noyau ?
- Ben ... S'il est vrai que ceux de la charrette se sont enfuis en Écosse ... Mais pourquoi donc en Écosse auraient-ils dû manger du pain ?"
J'étais devenu imbattable sur les chaînes associatives. Il suffisait de partir d'un point quelconque. Écosse, Highlands, rites druidiques, nuit de la Saint-Jean, solstice d'été, feux de la Saint-Jean, Rameau d'or... Voilà une piste, fût-elle fragile. J'avais lu des choses sur les feux de la Saint-Jean dans le Rameau d'Or de Frazer.
Je téléphonai à Lia. "Rends-moi un service : prends le Rameau d'Or et regarde ce qui est dit des feux de la Saint-Jean."
Lia était très forte pour ça. Elle trouva tout de suite le chapitre. "Qu'est-ce que tu veux savoir ? C'est un rite qui date de la nuit des temps, pratiqué dans presque tous les pays d'Europe. On célèbre le moment où le soleil est au zénith de sa course, saint Jean a été ajouté pour christianiser l'affaire... Allons-y, relisons-le."
* * *
- Ce message est une liste des commissions ! Mais bon sang, il ne vous est pas venu à l'esprit d'aller voir un guide touristique, une notice historique sur ce Provins? Et tu découvres tout de suite que la Grange-aux-Dîmes où a été trouvé le message était un endroit de rassemblement pour les marchands, parce que Provins était le centre des foires de la Champagne. Et que la Grange est située dans la rue Saint-Jean. A Provins on faisait commerce de tout, mais en particulier les pièces d'étoffe marchaient bien, les draps ou dras sans p comme on écrivait à l'époque, et chaque pièce avait une marque de garantie, une sorte de sceau. Le deuxième produit de Provins, c'étaient les roses, les roses rouges que les croisés avaient ramenées de Syrie. Tellement célèbres que quand Edmond de Lancaster épouse Blanche d'Artois et prend aussi le titre de comte de Champagne, il met la rose rouge de Provins dans ses armes ; et voilà le pourquoi de la guerre des Deux-Roses, vu que les York avaient pour emblème une rose blanche.
- Et qui t'a dit ça ?
- Un petit livre de deux cents pages édité par l'Office du tourisme de Provins, que j'ai trouvé au Centre culturel français. Mais ce n'est pas fini. A Provins, il y a une forteresse qui porte bien son nom : le Donjon; il y a une Porte-aux-Pains; il y avait une Église du Refuge; il y avait évidemment plusieurs églises dédiées à Notre-Dame, par-ci par-là; il y avait, ou il y a encore, une rue de la Pierre-Ronde, où se trouvait une pierre de cens, sur laquelle les sujets du comte allaient déposer les monnaies des dîmes. Et puis une rue des Blancs-Manteaux et une rue dite de la Grande-Putte-Muce, pour les raisons que je te laisse deviner, autrement dit c'était la rue des bordels.
- Et les popelicans ?
- A Provins, il y avait eu les cathares, qui avaient fini dûment brûlés, et le grand inquisiteur était un cathare repenti, on l'appelait Robert le Bougre. Rien d'étrange donc s'il y avait une rue ou une zone qu'on indiquait encore comme le lieu des cathares, même si les cathares n'existaient plus.
- Pourtant, en 1344...
- Mais qui t'a donc dit que ce document est de 1344 ? Ton colonel a lu 36 ans post la charrette de foin, mais remarque bien qu'en ces temps-là un p fait d'une certaine façon, avec une espèce d'apostrophe, voulait dire post, mais un autre p, sans apostrophe, voulait dire pro. L'auteur de ce texte est un paisible marchand, qui a pris quelques notes sur les affaires qu'il a faites à la Grange, c'est-à-dire dans la rue Saint-Jean, pas dans la nuit de la Saint-Jean, et il a enregistré un prix de trente-six sous, ou deniers ou autres monnaies de l'époque, pour une ou pour chaque charrette de foin.
- Et les cent vingt années?
- Et qui parle d'années? Ingolf a trouvé quelque chose qu'il a transcrit comme 120 a... Qui a dit que ce devait être un a ? J'ai vérifié sur un tableau des abréviations en usage à l'époque, et j'ai trouvé que pour denier ou dinarium on utilisait des signes bizarres, un qui paraissait être un delta et l'autre un thêta, une sorte de cercle brisé à gauche. Tu l'écris mal et à la hâte, et en pauvre marchand, et voilà qu'un exalté genre ton colonel peut le prendre pour un a, parce qu'il avait déjà lu quelque part l'histoire des cent vingt années; je ne vais pas t'apprendre qu'il pouvait lire ça dans n'importe quelle histoire des Rose-Croix, il voulait trouver quelque chose qui ressemblerait à post 120 annos patebo ! Et alors qu'est-ce qu'il va faire ? Il trouve des it et les lit comme iterum. Mais iterum s'abrège en itm, tandis que it voulant dire item, également, est justement utilisé pour des listes répétitives. Notre marchand calcule combien lui rapportent certaines commandes qu'il a reçues, et il fait la liste des livraisons. Il doit livrer des bouquets de roses de Provins, et c'est ce que veut dire r ... s ... chevaliers de Pruins. Et là où le colonel lisait vainjance (car il avait à l'esprit les chevaliers Kadosch), on doit lire jonchée. On utilisait les roses soit pour faire des chapeaux de fleurs soit pour des tapis floraux, à l'occasion des différentes fêtes. Par conséquent, voilà comment on doit lire ton message de Provins :
Dans la
rue Saint-Jean |
parce qu'elles aussi, les pauvres, voulaient sans doute célébrer la fête en se faisant un beau bibi de roses.
- Mon Dieu, dis-je, j'ai l'impression que tu as raison.
- Que oui j'ai raison. C'est une liste des commissions, je te répète."
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