La stèle de Lemnos

Réponses au fil "Translation of the Lemnos stelae" (Agamemnon) dans le groupe de discussion soc.history.ancient.

Mes remerciements à Grapheus et à J. Faucounau (par le truchement de Grapheus) de leurs remarques constructives.

Reprenons d'abord quelques affirmations contenues dans le fil.

  • There are two tablets.
  • The pictures I have seen are of two stones in two different scripts.
  • The original script is Archaic Phoenician-Greek script.
  • Cadmian-Ionic is its historical name.
  • ALL THE EVIDENCE indicates that these inscriptions were PELASGIAN and written by the Pelasgians who came from Lemnos and founded Athens in the region of Tyrhennia.
  • Whose to say the Latin word did not come from the Pelasgian.
  • You just cant get over the frustration that I as a native Greek speaker in 2 days have solved a mystery that the RACISTS BIGOTS that form the linguistic community none of whom are Greek nor can speak a word of it have been unable to solve in 150 years.

  • L'alphabet ne peut pas être phénico-ionien. Soit il est phénicien soit il est ionien. Quiconque a vu quelques inscriptions, distingue du premier coup d'œil s'il s'agit de l'un ou de lautre.

    Quant à Cadmos, c'était le frère d'Europe enlevée par Zeus. Ce qui nous situerait, s'il ne s'agissait d'un mythe, à une époque d'au moins mille cinq cents ans avant la date de la stèle ! Et en tout cas dix siècles avant l'apparition des premiers alphabets, proto-phénicien, araméen ou hébraïque, vers le 11ème siècle av. J.C.

    Il ne s'agit pas de deux tablettes, mais d'une seule stèle funéraire, comportant deux inscriptions, une sur la face et une sur le côté droit. La première date de 600; la seconde, de 550 av. J.C. Certains historiens font descendre ces dates de 50 ans.

    Trouvée près de Kaminia en 1885, l'inscription fut publiée dans Inscriptiones Graecae XII, 8, No.1. Elle est actuellement conservée au Musée National à Athènes.

    Lemnos

    L'île de Lemnos est occupée dès la Préhistoire (sites de Poliochni et d'Héphaistia). Selon Homère (Il. 1, 594; Od. 8, 294), les premiers habitants en furent des Sintiques de Thrace; mais selon Il. 7, 467; 21, 40 et 23, 747, l'île est grecque. Ce n'est que bien plus tard que les historiens, géographes ou mythographes grecs parlent des Pélasges ou des Tyrséniens comme habitants de Lemnos, ... et ce, pas avant le cinquième siècle.

     

    Il s'agit en fait d'un alphabet archaïque, bien connu par ailleurs : l'alphabet dit "rouge" , à cause de la forme du khi , apparenté aux alphabets phrygien et étrusque. Le texte B est dans un alphabet un peu différent.


    La stèle comporte deux textes, l'un sur la face (A), l'autre sur le côté droit (B).

    D'après la forme des lettres -- on sait par exemple que la boucle du R ou les barres du E sont dirigées dans le sens de la lecture --, on déduit le haut du texte et le sens de la lecture.

    Le texte A semble lui-même composé de trois parties: un texte au centre (A1), un texte à gauche (A2) et un texte à droite (A3).

    Transcription


    Apparat critique

    Ce qui peut nous conduire à quelques corrections d'erreurs mineures.

  • l. 1 : supprimer le point entre la 4e et la 5e lettres
  • l. 2 : supprimer le point avant la dernière lettre du premier mot; supprimer l'interponction avant le z final
  • l. 7 : pas d'interponction entre le premier mot et z; pas de point final
  • l. 9 : départ d'une lettre ? lacune à la fin ?
  • Remarques paléographiques

  • dans le texte A, les thêtas sont arrondis avec croix, le O et le Phi sont ronds, le sigma a quatre barres.
  • Dans le texte B, les thêtas sont carrés avec barre horizontale, le O et le Phi carrés, le sigma a trois barres.
  • l. 8 : le sigma est mal orienté.
  • ll. 9 et 10 : le z a trois branches, il est orienté une fois en haut, une fois en bas.
  • Tout cela semble bien indiquer une date plus basse pour l'inscription B.

    Comparaisons internes

    À noter les mots (en couleur) et les tournures (soulignées) qui se correspondent d'un texte à l'autre, avec quelques variantes.

  • l'expression de la ligne 10 est inversée par rapport à la ligne 2.
  • de même l'expression de la ligne 8 par rapport à la ligne 3.
  • l. 3 zeronaiθ / l. 5 zeronai / l. 8 : zerozaiθ : on dirait que le lapicide a confondu les formes de /n/ et de /z/, assez proches par ailleurs. Nous restituons donc zero[n]aiθ à la l. 8.
  • l. 6 tawarzio / l. 8 towerona : on dirait qu'il y a eu substitution du /a/ par /o/ et nouvelle confusion entre /z/ et /n/, mais en sens inverse cette fois.
  • l. 10 : de même restituer sialkhw[e]iz.
  • Tout se passe comme si le lapicide ne dominait pas son alphabet et sa langue, et recopiait le texte A en commettant quelques confusions.

    Malheureusement la transcription ne donne aucun sens en langue grecque.


    Texte A1

    Il est bien centré par rapport au dessin et à la pierre : cela plaide en faveur du texte premier.

    Il commence en haut (ce qui est normal). La première ligne se lit de droite à gauche (ce qui est presque la norme dans les inscriptions archaïques). Il est boustrophédon (une ligne de droite à gauche, une ligne de gauche à droite, etc.), ce qui est courant à l'époque. Effectivement la dernière ligne est plus courte car nous sommes à la fin du texte.

    Problèmes en suspens : y a-t-il une lacune à la fin de le première ligne ? pourquoi une interponction en début de la ligne 1 ?

    Texte A1

    maraz maw

    sialkhweiz aviz

    evisθo zeronaiθ 

    ziwai

    Texte A2+A3

    Les deux fragments ne forment probablement qu'un seul texte, commencé sur le bord gauche de la stèle, continué plus vers l'intérieur, où il a été interrompu par le texte A1, et fini sur le bord droit.

    Il s'agit d'un texte soit contemporain du premier (mêmes graphies), soit rajouté après coup (peu de temps plus tard sans doute).

    On peut le lire, en inclinant la tête à droite, et les trois lignes de droite à gauche.

    Texte A2

    wamalasial zeronai morinail

    aker tawarzio

    Texte A3

    holaiez nafoθ ziazi

    Autre hypothèse (A3+A1, A2)

    À cause des problèmes restés en suspens dans le texte A1, et suite à quelques remarques de J. Faucounau, on pourrait lire aussi la phrase de la partie droite, de droite à gauche (A3), et finissant en boustrophédon (A1).

    A2 pourrait avoir été écrit avant ou après A3+A1.

    Texte B

    Le texte est à la fois boustrophédon (lignes 2 et 3) et serpentin (lignes 1 et 2 : boustrophédon+tête-bêche).

    Pour la première ligne, il faut pencher la tête à gauche, puis lire de droite à gauche (de haut en bas par rapport à la stèle).

    Pour la deuxième ligne, pencher la tête à droite, et lire de droite à gauche (de bas en haut par rapport à la stèle).

    Pour la troisième ligne, garder la tête à droite, mais lire de gauche à droite (de haut en bas par rapport à la stèle).

    Ce texte est daté d'une cinquantaine d'années après le texte A, soit deux générations plus tard, compte tenu des données démographiques de l'époque.

    holai[e]zi fokiasiale zero[n]aiθ evisθo towerona

    rom haralio ziwai eltezio arai tiz foke [?]

    ziwai awiz sialkhw[e]iz maraz m awiz aomai

    Certains, à la recherche d'une autre langue que le grec, en torturant la transcription, et en supposant un autre alphabet, sans tenir compte de la forme des lettres, du sens de lecture, avec des rapprochements arbitraires ou incohérents, ont voulu et réussi à en faire …

    du turc

    au mépris de toute cohérence de transcription, de toute phonétique et du fait que l'alphabet est connu.

    Sans compter que les Turcs ne se saisissent comme ethnie guère avant le 6ème siècle en Extrême-Orient, et n'apparaissent en Asie mineure qu'au 11e-12e siècle.

    Cette thèse -- comme celle qui établit une parenté entre les Hittites et les Turcs, ou qui fait d'Agamemnon un Turc dont le vrai nom est Memnon aga -- vise en fait à fournir des arguments en faveur des revendications territoriales de la Turquie, en l'occurence la revendication du plateau continental égéen.

    du pélasge

    langue non indo-européenne selon les uns, indo-européenne selon les autres, apparentée à l'illyrien ou au thrace, pré-hellénique dans les deux cas -- on ne compte pas moins de 17 théories fort divergentes sur les Pélasges !

    Ce qui place les Pélasges avant les Mycéniens ... donc bien avant la stèle de Lemnos !

    Pour comprendre quelque chose au problème des Pélasges il faut soigneusement distinguer leur extension géographique, leur origine et leurs migrations, leur langue.

    Extension géographique des Pélasges

    La notion de Pélasges, pélasgique, remonte à la tradition grecque.

    Le nom "Pélasges" semble être originaire de la Grèce du Nord; la région de Thessalie autour de Larissa s'appelle la Pélasgiotis; le Zeus de Dodone est qualifié de pélasgique dans l'Iliade 16, 233 -- ce qui veut peut-être tout simplement dire "très ancien"; notons au passage qu'Hérodote considère l'oracle de Dodone comme importé d'Égypte.

    On ne peut donc douter de l'historicité des Pélasges à une époque lointaine.

    Malheureusement les auteurs grecs au cours du temps ont mélangé beaucoup de choses -- ils n'avaient aucune idée de la civilisation mycénienne. Il sont notamment élargi l'aire des Pélasges à toutes sortes de régions, Hellanicos, qui confond Pélasges et Tyrrhéniens, étant probablemant à l'origine de la fable de l'invasion pélasge en Italie.

    Peu à peu on désigna par "Pélasges" toutes les populations dont les Grecs avaient bien conscience qu'elles avaient existé avant eux sur leur territoire, mais sans cohérence, à la limite de la fiction poétique et du mythe. Toute population non-hellénique plus ou moins considérée comme autochtone fut qualifiée de "pélasge", comme les traces archéologiques des époques lointaines étaient considérées comme"pélasgiques" -- nous savons que ce sont des ruines mycéniennes.

    Par ailleurs le mythe grec et l'histoire, généalogique à ses débuts, interprètent de manière diachronique (générations successives de héros, invasions, etc.) ce qui devrait être synchronique et structurel (la coexistence en Grèce de diverses populations d'origines diverses). La mythologie grecque et les généalogies ne visent pas tant à dérouler le fil de l'histoire qu'à structurer l'espace contemporain (v. Chr. JACOB, Géographie et ethnographie en Grèce ancienne [1991] pp. 54-56 : les généalogies reconstruites par les mythographes à partir de spéculation toponymiques comme modèles d'organisation de l'espace, suppléant à un savoir géographique et historique perdu !)

    La mythologie nous mentionne ainsi 4 héros du nom de Pélasgos.

    Tous ces textes renvoient à des époques dont les Grecs n'avaient aucune connaissance précise.

    Nous avons là en fait, sous la forme de généalogies, une description géographique de la Grèce au moment où se constituent l'histoire et la géographie, au 6e siècle.

    Ainsi cette identification antique, qui d'Homère à Isidore de Séville s'applique avec beaucoup d'inconséquences à toutes sortes de populations de Grèce, d'Égée et d'Italie, ne repose sur aucune base scientifique, notamment sur aucune base archéologique. Aujourd'hui nous en savons plus que les Grecs sur l'archéologie et la linguistique de ces peuples.

    Langue pélasge

    Le concept de "langue pélasgique" s'emploie parfois aujourd'hui, par commodité de langage, pour" langue préhellénique", sans aucune unité ou cohérence linguistique.

    Jusqu'au 5ème siècle pourtant, çà et là à la périphérie du monde grec, il semble y avoir eu de petites communautés qui avaient conservé leurs coutumes et leurs dialectes pré-helléniques ou en tout cas non-helléniques. Selon Hérodote (1, 57,2), dans certaines Cités dites "pélasgiques", on parlait une barbaros glôssa "une langue non-grecque". De même Thucydide (4, 109,4) parle de barbaroi diglôssoi dans la presqu'île de l'Athos. Mais il n'est pas dit expressément que cette langue est le pélasge !

    Mais à l'époque historique, ces peuples s'étaient déjà hellénisés, comme en témoigne Hérodote (1, 57,3) :"la nation attique, tout en étant pélasge, en s'hellénisant, a changé aussi de langue". 

    À noter que nous n'avons aucune inscription en langue pélasge, aucune glose grecque se référant à une langue pélasge. Ce n'est que sur la base de vagues ressemblances entre certains noms sentis comme non-helléniques et certains noms illyriens par exemple, que l'on a voulu reconstruire une langue pélasge indo-européenne.

    Nous ne connaissons donc rien de l'alphabet, de la phonétique, de la grammaire ou du lexique pélasges. Michel LEJEUNE dans son Traité de phonétique grecque (2e éd. revue et corrigée 1955) n'emploie même pas le mot "pélasge".

    Rien ne prouve donc que ces langues non-helléniques soient vraiment l'ancienne langue des Pélasges. Il est donc arbitraire d'identifier comme pélasgique tout témoignage indo-européen préhellénique; de même cette langue est incapable d'expliquer tous les mots préhelléniques, pour une bonne part non indo-européens. 

    Comme la précédente, cette thèse est très ambiguë, car elle finit par donner des preuves historiques en faveur de la revendication de la Macédoine et de la Thrace grecques, et de l'accès à la mer Égée, par des États expansionnistes des Balkans, Serbie ou Bulgarie. Toutes sont donc à rejeter, car souvent encouragées et influencées par une idéologie partisane, au service d'États expansionnistes, sans que les savants en soient toujours conscients.

    Quant à soutenir que ce sont "les Pélasges venant de Lemnos qui ont fondé Athènes au pays de Tyrsénia" (v. Agamemnon), cela relève plus de la psychiatrie que de l'histoire antique ! (voici les deux seuls textes de Thucydide sur les Pélasges)

    δοκεῖ δέ μοι, οὐδὲ τοὔνομα τοῦτο ξύμπασά πω εἶχεν, ἀλλὰ τὰ μὲν πρὸ Ἕλληνος τοῦ Δευκαλίωνος καὶ πάνυ οὐδὲ εἶναι ἡ ἐπίκλησις αὕτη, κατὰ ἔθνη δὲ ἄλλα τε καὶ τὸ Πελασγικὸν ἐπὶ πλεῖστον ἀφ' ἑαυτῶν τὴν ἐπωνυμίαν παρέχεσθαι, Ἕλληνος δὲ καὶ τῶν παίδων αὐτοῦ ἐν τῇ Φθιώτιδι ἰσχυσάντων, καὶ ἐπαγομένων αὐτοὺς ἐπ' ὠφελίᾳ ἐς τὰς ἄλλας πόλεις, καθ' ἑκάστους μὲν ἤδη τῇ ὁμιλίᾳ μᾶλλον καλεῖσθαι Ἕλληνας, οὐ μέντοι πολλοῦ γε χρόνου [ἐδύνατο] καὶ ἅπασιν ἐκνικῆσαι.
    Thuc. 1,  3,  2-3.
    À mon avis, ce nom même d'Hellade ne désignait pas encore l'ensemble du pays. Avant Hellen, fils de Deucalion, ce terme n'était même nulle part en usage. Chaque peuplade donnait son nom à la terre qu'elle habitait, comme firent notamment les Pélasges pour la plus grande partie du pays. Puis Hellen et ses fils, qui étaient devenus en Phthiotide des personnages puissants, intervinrent dans d'autres cités où on les appelait à l'aide, et ces rapports une fois créés, l'appellation d'Hellènes s'étendit successivement à d'autres peuples. Mais il fallut beaucoup de temps pour que ce nom s'imposât partout.
    αἳ οἰκοῦνται ξυμμείκτοις ἔθνεσι βαρβάρων διγλώσσων, καί τι καὶ Χαλκιδικὸν ἔνι βραχύ, τὸ δὲ πλεῖστον Πελασγικόν, τῶν καὶ Λῆμνόν ποτε καὶ Ἀθήνας Τυρσηνῶν οἰκησάντων, καὶ Βισαλτικὸν καὶ Κρηστωνικὸν καὶ Ἠδῶνες· 
    Thuc. 4,  109,  4-5.
    Ces dernières cités sont habitées par des populations barbares bilingues. On y trouve aussi quelques éléments chalcidiens, mais la majorité des habitants se compose de Pélasges appartenant au groupe tyrrhénien, qui peuplait jadis Lemnos et l'Attique, de Bisaltiens, de Crestoniens et d'Édoniens.


    D'après le contexte archéologique, il s'agit d'une inscription funéraire. Une inscription funéraire comporte généralement les éléments suivants, en tout ou en partie :

  • le nom du défunt (Tombe de/Ci-gît Untel)
  • le nom de son père et/ou de sa Cité, s'il est étranger
  • son statut
  • son âge
  • les circonstances de sa mort
  • une louange du défunt ou un voeu pour son repos
  • le nom de celui qui a érigé la tombe en faveur du mort
  • les circonstances de l'érection
  • une invitation au passant à se recueillir ou à méditer sur la condition humaine.

  • Comparaisons externes

    Il est particulièrement intéressant de noter les similitudes frappantes, reconnues depuis longtemps, entre la stèle de Lemnos et l'étrusque. Elles concernent soit des suffixes, soit des mots, soit des expressions.

    Lemnos

    étrusque

    étrusque

    -eiz

    -zi

    -ai

    -aiθ

    -ale

    -θo

    -eis

    -si

    -ai

    -aiθ

    -ale

    -θu







    -z

    -ial

    -s

    -ial

    désinence de Gén. ou fonction adjectivale

    désinence de Gén.

    nafoθ

    ziazi

    maraz, marazm

    awiz

    ziwai

    zeronai, zeronaiθ

    morinail

    morinail

    haralio

    arai

    ewis-θo

    napti, nefts

    zia

    mar, maru

    awils

    ziwas

    zeri

    murinaSie, mursl

    mulu, muluwani

    harc

    are, araS

    eswi-

    lat. nepos


    titre ou fonction

    "année"

    "les morts"

    cérémonie ou offrande

    "urne, sarcophage", "sarcophages"

    "a dédié"


    verbe désignant une pratique rituelle

    "cérémonie, sacrifice"

    holaie-zi fokias-iale

    awiz sialkhwiz

    larθ-iale hulkhnie-si

    awils Sealkhls 

    "Hulchnie de Larth"

    "40 ans" (60 ??)

    Noter également que si l'étrusque a généralement remplacé /o/ par /u/, le /u/ n'est pas employé à Lemnos, où l'on trouve des /o/.

    Dans ce sens il serait tentant mais sans doute extravagant, d'interpréter rom de la ligne 9 comme apparenté à rumax "romain" ou rum "la ville".

    Analyse

    La ligne 1 pourrait donc être

    Ligne 2 : mention claire de "40 ans"

    Ligne 3 : mention d'une cérémonie et/ou d'une offrande ?

    Ligne 4 : mention du mot "défunt(s)"

    Ligne 5 : zeronaiθ : mention d'une cérémonie ou d'une offrande ? // morinail : sur le sarcophage ? ou alors morinail "a dédié", ce qui entraînerait que wamalasial est un ethnique, à rapprocher, pour la formation, de Larθ-al "de Larth" et Larisal "de Laris" / il pourrait aussi s'agir d'un ethnique en rapport avec le toponyme lemnien Murinè [3].

    Ligne 6 : ???

    Ligne 7 : référence claire à un "petit-fils"; donc les deux mots qui encadrent nafoθ sont des noms de personnes; le premier réapparaît à la ligne suivante -- zia-zi (étr. zal-zi) "deux fois" poserait problème.

    Ligne 8 : fokias-iale rappelle larθ-iale "de Larth", donc mention d'un ethnique (fokias "Phocée" est tentant, sans vouloir le rattacher à la bien connue Phocée d'Ionie - cf [3] cependant; un toponyme local sans doute, genre dème) qui réapparaît peut-être à la ligne suivante // mention d'une offrande ou cérémonie // ???

    Ligne 9 : ?? // ?? // mention du mot"défunt(s)" // ?? // verbe désignant une pratique rituelle // ?? // toponyme Foke (?)

    A la ligne 10, il y a deux fois la mention des années, une fois avec le même nombre d'années (40), une fois avec l'expression marazm qui pourrait être un titre -- sur la base de la l. 1, nous complétons maraz m(av); aomai serait dès lors un numéral). On pourrait donc supposer "mort à 40 ans, et maru maw pendant n ans".

    Interprétation personnelle (A3+A1, A2, B)

    holaiez nafoθ ziazi 

    maraz maw

    sialkhweiz awiz

    ewisθo zeronaiθ 

    ziwai

    (à) Holaïès petit-fils de Ziazi ,

    Maraz Mav,

    (mort à) 40 ans

    (ce sacrifice offert)

    au mort

    7

    1

    2

    3

    4

    wamalasial zeronai morinail

    aker tawarzio

    Vamala-sial (cette offrande) a dédié

    ??? T

    5

    6

    holai[e]zi fokiasiale zero[n]aiθ ewisθo towerona

    rom haralio ziwai eltezio arai tiz foke [?]

    ziwai aviz sialkhw[e]iz maraz m(aw) awiz aomai

    (à) Holaïès de Phocée (cette offrande) T

    ?? ?? au mort ?? (ce rituel) ?? Phocée [?]

    mort (à) 40 ans, Maru Mav (pendant) n ans

    8
     


    10

    Commentaire

    On voit donc que si la plupart des détails nous échappent, l'essentiel est cependant clair -- c'est le cas très souvent pour les inscriptions étrusques d'Étrurie.

    Texte A3+A1 : mention du nom du défunt et de son âge, peut-être du nom du dédicant, avec rappel de la cérémonie accomplie lors des funérailles.

    Texte A2 : cette inscription est peut-être postérieure à la première de peu. Mention d'une (nouvelle) offrande sur la tombe (déjà fermée sans doute, donc pas lors des funérailles = cérémonie anniversaire).

    Texte B : mention d'une (nouvelle) offrande -- lors d'un anniversaire, cinquante ans plus tard, soit deux générations -- en l'honneur du mort, avec allusion à un rituel accompli à/par Phocée; la fin devient incohérente.

    Ou alors on peut supposer que le texte B honore Holaïès de Phocée, mort à 40 ans lui aussi, après avoir été maru pendant n ans, pour lequel on dépose une offrande et accomplit un rituel. Cela impliquerait qu'un second défunt a été enseveli dans la même tombe, ou juste à côté, la stèle étant dès lors la désignation d'une sépulture familiale. Le second Holaïès pourrait être soit le fils soit plutôt le petit-fils du premier.

    Ou plus probablement -- à cause de la répétition du même âge --, et comme nous l'avons déjà indiqué dans les comparaisons internes, le texte B n'est qu'une réplique du texte A, cinquante ans plus tard -- ce qui expliquerait les fautes de graphie et les variantes -- à une époque où la langue de Lemnos régressait devant le grec : même défunt, dont l'origine est cette fois précisée (comme si on l'avait oubliée entre-temps), même offrande T, rappel de l'âge et du titre, avec cette fois une précision sur la durée de la fonction.

    Cette famille devait être assez puissante en tout cas à Lemnos pour maintenir intacte sa concession funéraire pendant cinquante ans. Et pour célébrer les anniversaires de ses défunts sur une si longue période : dynastie royale ? famille eupatride de Foke à tout le moins.

    Ou alors il s'agit d'une inscription officielle, gravée par la Cité de Lemnos en l'honneur d'un personnage éminent, avec rappel dix lustres plus tard.

    Si Foke renvoie bien à Phocée d'Ionie, il est intéressant de noter que Holaïès (Hylaios ?) est probablement un Grec honoré en cette Cité allophone qu'est encore Lemnos à l'époque. Peut-on supposer une alliance entre Lemnos et Phocée ? Si l'on adopte la chronologie basse, 550 et 500, on est alors tout près de la révolte d'Ionie (cf. la représentation du guerrier sur la stèle).

    Les différences entre le texte A et le texte B rendent-elles une simple variante graphique de l'époque, ou trahissent-elles des changements phonétiques dus à une contamination de la langue, voire des changements linguistiques plus profonds (cf. ordre des mots) ? Nos compétences s'arrêtent là !


    Cette inscription de Lemnos n'est pas isolée quant à sa langue ou à son alphabet. Des graffitis sur vases prouvent que cette langue était bien pratiquée à Lemnos à l'époque. Il ne s'agit donc pas d'une inscription importée, ou rédigée par un étranger de passage.

    Pour notre part nous suivons la "communis opinio" et considérons ce texte comme une variante d'étrusque, ou plutôt comme une langue locale présentant quelques affinités avec l'étrusque, dans un cadre plus large, égéo-tyrrhénien.

    La plupart des savants rejettent l'interprétation de Georgiev par le hittite.

    Les Tyrséniens en Grèce

    Les Grecs désignaient sous le nom de Tyrrhênoi ou Tyrsênoi (Tyrsanoi) les Étrusques (lat. Tusci, Etrusci, étr. Rhasenna, Rasna). Mais souvent ce mot est employé comme synonyme de Pélasges (cf. la traduction donnée par Perseus).

    Nous n'ouvrirons pas ici le débat sur l'origine des Étrusques.

    La stèle de Lemnos, dont la langue est très proche de l'étrusque, plaiderait en faveur d'une origine égéenne et micrasiatique de ces populations, en faveur d'un substrat pré-indo-européen pan-méditerranéen.

    Thuc. 4, 109, 4 dit que "jadis les Tyrséniens habitèrent Lemnos et Athènes".

    Des traces d'étrusque semblent exister aussi en Crète. Le toponyme Myrina (en Crète, à Lemnos et en Mysie; cf. morinail dans la stèle) semble apparenté au gentilice étrusque Murena. Un personnage de Cnossos porte le nom de ki-ke-ro ! [1]


    Les Peuples de la Mer

    Après la bataille de Qadesh (qui mit aux prises, en 1286, en Syrie, les troupes égyptiennes et les troupes hittites et se termina, sans véritable vainqueur, malgré les accents triomphalistes de Ramsès II, par une trêve; à noter que des mercenaires, notamment des Mycéniens, servaient dans les deux camps), diverses populations des régions côtières de l'Asie (Cilicie, Carie) et des îles proches (Chypre, Rhodes) profitent de la rivalité des deux grands empires et de leur repli pour s'organiser en petites confédérations de marins et de pirates. Le commerce maritime de l'époque en fut profondément troublé, voire ruiné.

    Des documents égyptiens et hittites mentionnent une vingtaine de ces peuples, appelés "gens du nord venant de tous les pays" par les Égyptiens et regroupés aujourd'hui sous le nom de "Peuples de la mer" : Ahhiyawa hittites ou Akawash/Akaiwasha/Ekwesh égyptiens (Achéens, de Rhodes probablement), Denyen/Danuna (Danaens = Mycéniens d'Asie), Dardana (Dardaniens ?), Iliunna (Ilion ?), Kalikisha (Ciliciens ?), Lukka (Lyciens), Tjekker (Teucriens de Chypre ?), Pulesati/Peleset (Philistins, et non Pélasges), Shekel/Shekelesh (Sicules ?), Sherden/Shardana (Sardes ?), Meshnesh, Turush/Tursha (Tyrséniens = Étrusques ??). Plusieurs sources laissent à penser que certains de ces peuples sont originaires de l'archipel égéen. Mais le problème est que nous ne connaissons ces peuples que par des textes égyptiens ou hittites, i.e. au moment de leur arrivée, et non à leur point de départ. Il vaut donc mieux considérer que ces peuples ont transité à un moment ou à un autre par l'archipel égéen, de même que les Shekelesh et les Sherden sont en route pour la Sicile ou la Sardaigne, mais n'en sont pas originaires.

    À la recherche de nouvelles terres où s'établir, ils emmènent avec eux leurs femmes, leurs enfants et tous leurs biens. À peine installés, ils sont obligés de repartir plus loin à cause de l'arrivée de nouveaux groupes. Sur leur passage, les ruines s'accumulent.

    Dès 1260, ils lancent des attaques contre l'Empire hittite. Celui-ci réussit à les contenir quelque temps. Mais une partie d'entre eux parvient en Syrie, où ils détruiront le port mycénien d'Ougarit. Après l'effondrement des Hittites, les envahisseurs se répandent comme un raz-de-marée jusqu'aux frontières de l'Égypte, en plusieurs vagues , aussi bien par terre que par mer, de l'est comme de l'ouest; les "Étrangers qui venaient de la terre et des îles qui sont au milieu de la mer", comme les appellent les documents égyptiens, sont finalement repoussés par Ramsès III, en 1191, au cours de trois batailles, et refluent vers d'autres régions (Libye, Chypre, et jusqu'en Sardaigne et en Sicile; les Philistins s'installent en Palestine).

    C'est dans ce contexte que l'on peut placer la présence de Tyrséniens à Lemnos, sans privilégier leur origine de Lemnos ou leur arrivée à Lemnos, après diverses errances et divers contacts avec des populations d'Asie mineure ou du Proche-Orient.


    Bibliographie

    [1] O. Hoffmann - A. Scherer, Geschichte der griechischen Sprache I (1969)
    [2] M. Pallottino, Etruscologie (6e * éd. 1977)
    [3] R. Bloch, Les Etrusques (7e éd. * 1968)

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