P. VOELKE : L'ESPACE DANS LE DRAME SATYRIQUE
ÉTUDES DE LETTRES 1992/2, 55-6
Lors des Grandes Dionysies en effet, comme l'a bien montré S. Goldhill46 le début des concours dramatiques est précédé par une série de cérémonies à travers lesquelles la cité se célèbre et se met en scène: libation accomplie par les dix stratèges, présentation au public athénien et étranger du tribut de la Ligue de Délos, lecture des noms des citoyens particulièrement méritants qui reçoivent une couronne, présentation en uniforme militaire complet des orphelins des soldats morts à la guerre, dont la cité a pris en charge l'éducation. La fin du festival est marquée de façon comparable par un retour de la cité sur elle-même qui se concrétise par la convocation de l'assemblée du peuple chargée d'évaluer la façon dont se sont déroulées les festivités.
Si nous pouvons parler d'intégration, c'est que nous avons affaire à une présence maîtrisée et dominée. Un premier point doit être à cet égard souligné: l'introduction au cœur de la cité d'Athènes d'un espace du dehors n'entraîne pas pour autant une confrontation directe entre l'un et l'autre. Comme nous l'avons en effet indiqué, I'espace décentré du drame satyrique apparaît comme point de passage vers un centre, vers un espace civique. Par là même, au face-à-face direct entre l'espace urbain d'Athènes, lieu de la représentation, et l'espace extérieur représenté sur scène peut se substituer un face-à-face joué, dans lequel le pôle civique n'est plus assimilé à l'espace de représentation mais se trouve occupé par une cité appartenant à l'espace dramatique. Conflit et mise en question sont ainsi en quelque sorte détournés et reportés sur scène pour être mis à distance ceci d ' autant plus que, comme nous l'avons indiqué, la cité occupant le pôle civique au sein de l'espace dramatique n' est pour ainsi dire jamais Athènes47. Rappelons en outre que si le drame satyrique installe au cœur de l'espace politique un espace décentré, il refuse ce rapport d'inclusion dans l'espace dramatique qui maintient ces domaines distincts même s'il met en question les frontières qui les séparent.
Par ailleurs, nous sommes au théâtre. C'est dire d'abord que l'espace extérieur du drame satyrique, pour être présent au centre, n'en est pas moins circonscrit dans des limites bien précises, celles de la scène et de l'orchestra, et que la nature même de ces limites confère à ce qui se trouve à l'intérieur d'elles le statut de représentation et non de réalité. C'est dire ensuite qu'il existe un écart entre le lieu de l'intégration et les espaces clés de l'identité athénienne: le théâtre de Dionysos n'est ni l'Acropole, ni l'Agora, ni la Pnyx, ni le Céramique, et c'est précisément parce que la représentation se déroule dans un espace cultuel dionysiaque, distinct de ces lieux, que l'intégration est possible .
Si la figure de Dionysos permettait en effet de rendre compte de l'ambivalence de l'espace satyrique, elle permet également de rendre compte de son intégration dans l'espace civique. Volontiers associé à des espaces décentrés, Dionysos, nous l'avons dit, ne s'y fixe pas mais il les traverse pour être présent également au centre de la cité. En témoigne en premier lieu le théâtre avec son sanctuaire consacré à Dionysos Eleuthéros, et c'est ce mouvement d'intégration du dehors vers le dedans qui est rejoué chaque année, au début des Grandes Dionysies, avec la procession qui conduit la statue du dieu depuis un temple situé à proximité de l'Académie jusqu'au théâtre48. Et si la cité de Bromios dont parle
46. S. GOLDHILL, «The Great Dionysia and the Civic Ideology», Journal of Hellenic Studies, CVII (1987), P. 58-76 (repris in J. J. Winkler & F. Zeitlin, Nothing to do with Dionysos, p. 97-129). Sur l'ambivalence cultivée par le théâtre, voir notamment J.-P. VERNANT, «Tensions et ambiguïtés dans la tragédie grecque», in J.-P. VERNANT & P. VIDAL-NAQUET, Mythe et tragédie en Crèce ancienne, Paris: Maspero, 1972, P. 19-40.
47. Nous aurions ainsi dans le drame satyrique un mode de mise à distance comparable à celui mis en œuvre dans la tragédie; comme l'a en effet montré F. I. ZEITLIN, «Thebes: Theater of Self and Society in Athenian Drama», in Greek Tragedy and Political Theory, éd. J. P. Euben, Berkeley/ Los Angeles/London: University of California Press, 1986, p. 101-141, il y a dans le genre tragique une répugnance à mettre en scène Athènes, si ce n'est dans des tragédies s'achevant sur une réconciliation, comme par exemple les Euménides; cf. à cet égard ISOCR. Panath. 121 sq., qui déjà souligne que les crimes mis en scène année après année par les auteurs tragiques ont toujours lieu dans des cités autres qu'Athènes (ce texte m'a été signalé par N. Loraux).
48. Sur ce point, voir A. PICKARD-CAMBRIDGE The Dramatic Festivals of Athens, revised by J. Gould & D. M. Lewis, Oxford: Clarendon Press, 1988, p. 59-61. Sur l'intégration de Dionysos au sein de l'espace civique,
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