L'historicité de la guerre de Troie

Problématique générale

La guerre de Troie a-t-elle eu lieu dans les termes où Homère en parle ?
Quelle connaissance pouvait avoir Homère de la guerre de Troie ?
De quelle époque nous parle Homère ? du monde mycénien ou des Âges obscurs ?

Méthode

Peut-on trouver dans les fouilles des rapports avec les textes homériques ?
Les textes homériques confirment-ils les fouilles, ou est-ce l'archéologie qui pourrait confirmer Homère ?

I - Approche archéologique

Problématique

La prise de la cité de Priam par les Achéens a-t-elle laissé des traces tangibles susceptibles de corroborer les faits mentionnés par l'épopée homérique ?

Méthode

Certes les vestiges mis au jour par H. Schliemann sont indubitablement ceux que les Anciens considéraient comme les ruines de Troie, mais les informations contenues dans les différents niveaux d'occupation du site présentent un degré élevé d'imprécision. Celle-ci résulte en partie des méthodes de fouilles pratiquées au 19e s. D'autre part, le site d'Hissarlik n'a jamais été fouillé comme n'importe quel autre site : ni Schliemann ni Dörpfeld ni Blegen n'ont commencé leurs recherches avec pour objectif de comprendre l'histoire du site ; il fallait rechercher et si possible découvrir la Troie homérique. Or ces trois archéologues l'ont découverte, mais dans trois niveaux différents !

Signalons au passage que le mérite de la localisation de Troie revient à Charles McLaren : c'est en 1822, l'année de la naissance de Schliemann, que McLaren a identifié le site dans une dissertation sur la topographie de la Troade (1).

Observations

En 1882, W. Dörpfeld démontre que la théorie de Schliemann (2) relative à la cité de Priam est erronée. Le trésor et la cité, dont les vestiges se trouvaient dans la 2e couche à partie du sol vierge, étaient nettement antérieurs à l'arrivée des Achéens en Grèce. La céramique le prouvait : les tessons mycéniens découverts à Troie proviennent en majeure partie de la 6e ville. Dès 1932, C.W. Blegen (3) prouve que la thèse de Dörpfeld (4) n'est guère plus défendable que celle de Schliemann. En effet, les ruines de Troie VI résultent d'un séisme et non d'un incendie. Aucune trace de lutte n'a pu être décelée.

Les fouilles exhaustives de Blegen ont permis d'établir une stratigraphie de 46 couches à l'intérieur des neufs niveaux principaux. L'archéologue américain a démontré qu'un seul niveau, celui de Troie VIIa, pouvait correspondre à la cité de Priam. Les cinq premières villes sont antérieures aux Achéens, la 6e a été détruite par un tremblement de terre et la 8e est l'établissement grec du 8e s. av. D'autre part, la couche VIIa concorde avec la date du siège de Troie selon Hérodote et selon la moyenne des dates proposées par les auteurs anciens, de Douris de Samos (1334) à Ératosthène (1184).

Quelques remarques sur les arguments de Blegen.

1) La couche VIIa contenait effectivement de la céramique LH III B, datée entre 1300 et 1230. Plusieurs tessons sont de la dernière phase stylistique de cette période. Certains seraient même postérieurs à 1230 d'après A. Furumark et G. Mylonas (5). Or, en Grèce, la même céramique provient de niveaux de destruction ou d'incendies, à Mycènes, à Tirynthe, au Ménélaion de Sparte et au palais dit de Nestor à Ano Englianos. L'accès à la source qui approvisionnait l'acropole d'Athènes est détruit à la même époque. La céramique LH III B récente est également en relation avec des destructions à Krisa en Phocide, Zygouriès en Corinthie, Gla en Béotie, Candia en Argolide, Nichoria et Mouriathada en Messénie, Iolkos

2) Blegen compare les couches incendiées de Troie II et de Troie VIIa en affirmant que seul l'incendie de Troie II a une cause naturelle. Trois éléments semblent confirmer cette hypothèse : l'absence de squelettes hors d'un contexte funéraire, la continuité culturelle totale avec le niveau III et la présence d'un trésor excluant tout pillage. Pour Troie VIIa, il y a certes 2 squelettes, mais la continuité culturelle avec le niveau supérieur VIIb est elle aussi totale. Il faut remarquer qu'un crâne isolé provient de la couche IVe, bien qu'aucune trace de lutte n'y soit attestée. L'absence de trésor dans la couche VIIa n'est évidemment pas une preuve. Inversement, de fabuleux trésors, comme ceux des cercles royaux de Mycènes, peuvent être découverts dans des villes pillées à plusieurs reprises.

3) Un autre argument avancé par Blegen est le renforcement des défenses de Troie VIIa, la constitution de réserves et le groupement des maisons à l'intérieur de la citadelle. D'après la céramique, les mesures prises par les Troyens sont contemporaines des nouveaux entrepôts de Tirynthe, des réserves de Lefkandi et de l'aménagement d'un accès direct à la source de l'acropole d'Athènes. Les Achéens comme les Troyens ont une attitude défensive après 1250. Le renforcement de la muraille troyenne est contemporain de l'agrandissement des remparts mycéniens et de l'édification de la Porte des Lionnes. À la même époque, les fortifications de Midée, Tirynthe, Teichos et Dymaion en Achaïe, celles d'Argos, Gla, Krisa en Phocide, et de Pétra en Thessalie sont considérablement renforcées, de même que les remparts de l'Acropole. Des tessons LH III B, trouvés dans le remplissage des fortifications l'attestent. La concentration des maisons à proximité d'une enceinte est incontestable sur le versant nord de l'acropole d'Athènes.

4) L'ampleur des destructions serait encore une preuve pour Blegen, mais ce fait peut également s'appliquer au palais de Pylos, entièrement rasé.

5) Un squelette a certes été trouvé parmi les décombres de la maison 700, mais il ne serait guère prudent d'y voir le cadavre d'un Troyen vaincu, la cause de l'éboulement étant inconnue.

6) Une seule pointe de flèche, analogue d'ailleurs à une pointe d'Alishar (6), serait le témoin du siège de Troie VIIa par les Achéens. Or parmi les restes de Troie II, dont l'incendie est naturel selon Blegen, les archéologues ont mis au jour de nombreuses flèches et une trentaine de pointes de lances ou de javelots, ainsi que des balles de fronde.

L'insuffisance des « preuves » de Blegen ne doit pas nous conduire à exclure trop vite la guerre de Troie comme événement historique. En effet, les documents archéologiques permettent parfois de prouver un fait historique, mais il est difficile de nier par l'étude des vestiges un événement que l'on connaît par une autre source d'information, en l'occurrence un document littéraire. En outre, les épopées se réfèrent habituellement à un événement précis ou à un arrière-plan historique (7). La géographie homérique se rapporte incontestablement au monde mycénien.

Cependant, dans l'état actuel de nos connaissances, il semble erroné d'affirmer que le site d'Hissarlik a fourni les preuves archéologiques confirmant le caractère historique de la guerre dont parle l'Iliade.

Les vestiges de Troie VIIa ne suffisent même pas à prouver que la ville ait été investie, comme l'a remarqué Caskey (8). Aucun élément anthropologique (9) ou culturel n'indique la présence d'Achéens à Troie (cf. balles de fronde). Les murailles sont anatoliennes (10) et la céramique mycénienne découverte en abondance sur le site prouve uniquement la constance des relations commerciales à travers l'Égée pendant tout le 2e millénaire. Selon Finley (11), une guerre économique ou commerciale serait peu probable dans un tel contexte. Un raid de pillards achéens aux effectifs limités serait la seule possibilité ; le climat d'insécurité régnant en Grèce après 1250 exclut toute opération d'envergure (12).

Après l'incendie de Troie VIIa, les autochtones reviennent, restaurent la muraille, rebâtissent et agrandissent leurs maisons, la céramique mycénienne est imitée. Toute tentative tendant à démontrer l'antériorité de la guerre de Troie par rapport à la destruction des sites achéens entre en contradiction avec l'analyse de la céramique. Mylonas (13) et Bouzek (14), voyant que toute date antérieure à 1200 se heurtait à des difficultés quasi insurmontables, proposent une datation de la guerre de Troie à la fin du 13e s. Korfmann, le dernier fouilleur de Troie, parle de 1180. Or cette date correspond également à des destructions et à des abandons de sites en Grèce et au Proche Orient.

Conscience historique

En l'absence d'archives, les Grecs n'avaient pas de lien véritablement rationnel avec leur passé. L'intégration d'événements anciens, transmis et déformés par la tradition orale, à un passé mythique, susceptible d'ordonner tous des souvenirs plus ou moins vagues, demeure possible. Prenant une dimension religieuse, les événements et les individus héroïsés demeuraient exemplaires et servaient de référent pour le présent. Ils avaient une valeur symbolique. D'autre part, selon les règles du genre épique, une grande tradition héroïque peut être bâtie autour d'un événement mineur, comme l'a signalé Kirk (15).


Realia homériques

De nombreux éléments matériels sont décrits avec précision par Homère et sont généralement considérés comme mycéniens. Le problème est de situer le rôle de la tradition orale dans la transmission des descriptions d'objets.

En effet, de nombreux éléments étaient directement connus du poète. Ils existaient encore à son époque, soit parce qu'ils ont été conservés pendant des générations (16), comme par exemple le sceptre mycénien dans la tombe géométrique d'Érétrie du 8e s., soit parce que des communautés à Chypre et sur la côte de l'Asie Mineure ont conservé la tradition culturelle achéenne et ont développé des techniques et un art tributaires des Mycéniens, soit enfin parce que, entre 750 et 700, date d'apparition des héros civiques, on a ouvert des tombes mycéniennes pour en récupérer des objets considérés comme héroïques (cf. Paus. 9, 38.2), dans le but de justifier des prétentions politiques.

On a souvent voulu voir dans le σάκος, large bouclier carré de peau qui couvre tout le corps, porté par les héros homériques, une preuve qu'Homère parlait de l'époque mycénienne, car à son époque, on utilisait l'ἀσπίς, le bouclier rond. Mais il y longtemps aussi que l'on a remarqué que le héros homérique avance avec l'ἀσπίς et recule avec le σάκος ! Cet argument n'est donc pas pertinent. La mention du σάκος est une formule pratique du point de vue métrique ; cette tradition orale et formulaire n'a peut-être rien à voir avec la guerre de Troie, mais avec n'importe quel combat à l'ancienne.

Conclusion

Non seulement la guerre de Troie n'a pas laissé de traces probantes sur le terrain (33), mais aussi les éléments matériels décrits par Homère ne comportent guère de références précises à la civilisation mycénienne. Les documents archéologiques ne confirment ni l'historicité de la guerre, ni l'existence d'une tradition orale remontant nécessairement à l'époque mycénienne et en décrivant des éléments matériels.

(1) A dissertation on the topography of the plain of Troy, 1822.

(2) H. Schliemann, dans E. Meyer, JHS 82, 1962, 83.

(3) Troy I-IV (8 vols), Princeton, 1950-1958.

(4) W. Dörpfeld, Troja und Ilion, Athènes, 1902.

(5) G. Mylonas, Priam's Troy and the date of its fall, Hesperia 33, 1964, 352-380.

(6) The Alishar Hüyük II (H.H. von der Osten – E.F. Schmidt), Chicago, 1927-1937, p. 264, fig. 290, No  b 2151.

(7) Cf. G.S. Kirk, The character of the tradition, JHS 84, 1964, 12-17.

(8) J.L. Caskey, Archaeology and the Trojan war, JHS 84, 1964, 9-11.

(9) J.L. Angel, Troy, the human remains, Suppl. Monog. 1, Princeton, 1951.

(10) cf. N. Scofopoulos, Mycenaean Citadels (Stud. in Medit. Arch. 22), Lund, 1971.

(11) M.I. Finley, The Trojan war, JHS 84, 1964, 1-9.

(12) V.R.d'A. Desborough, The Greek Dark Ages, Londres 1972, p. 19. – P. Alin, Das Ende der mykenischen Fundstättent auf dem griech. Festland, Lund, 1962 – R. Carpenter, Discontinuity in Greek civilisation, Cambridge, 1966. – V.R.d'A. Desborough, The last Mycenaeans and their successors, Cambridge, 1964, p. 250 sq.

(13) cf. note 5.

(14) J. Bouzek, Homerisches Griechenland, Prague, 1969, p. 69.

(15) G.S. Kirk, JHS 84, 1964, 13-14.

(16) cf. le trépied de la Pnyx, H.W. Catling, Cypriote bronzework in the Mycenaean world, Oxford, 1964, p. 196, pl. 28a.

(17) BSA 38, 1937-8, p. 117, pl. 29.

(18) Deltion 17, 1961-2, pl. 146a.

(19) V. Karageorghis, Salamis in Cyprus, Londres, 1969, p. 70, No 46, pl. 25.

(20) A. Snodgrass, Early Greek armour and weapons, Edimburg, 1964, fig. 27.

(21) Prov. Kallithéa, N. Yalouris, AM 75, 1960, pl. 31,4.

(22) H. Lorimer, Homer and the monuments, 1950 – D. Page, History and the Homeric Iliad, 1959 – T.B.L. Webster, de Mycènes à Homère, 1960.

(23) P. Jacobstahl, Greek pins, Oxford, 1956.

(24) H.G. Buchholz – V. Kageorghis, Altägäis und Altkypros, Tübingen, 1971, p. 167, No 1788.

(25) V. Karageorghis, Salamis in Cyprus, Londres, 1969, p. 82 sq., pl. IV-VI.

(26) BCH 71/72, 1946-7, p. 148 sqq.

(27) Karageorghis, op. cit. p. 79, pl. 45.

(28) K. Fittschen, Der Schild des Achilleus, Arch. Homer. II, Göttingen, 1973.

(29) Funérailles de Patrocle et trouvailles de Salamine, Karageorghis, op. cit. p. 27 sq.

(30) Karageorghis, op. cit. p. 91, pl. 51-52.

(31) Chenets d'Argos, BCH 1957, 81, pl. V.

(32) V.R.d'A. Desborough, The Greek Dark Ages, Londres, 1972, p. 121.

(33) M.I. Finley, Schliemann's Troy, One hundred years after. The 4th Annual M. Wheeler Arch. Lecture, Londres, 1974, p. 22.


 

II – Approche littéraire

Historicité et pensée historique dans les poèmes homériques


Un état de la question des études récentes sur la civilisation homérique fait ressortir le caractère artificiel de ce monde du point de vue historique : on ne peut le réduire à l'image d'une époque unique, que ce soit l'époque mycénienne ou l'époque archaïque. C'est un monde mixte, ce qu'explique le mode de formation des poèmes, tributaires des mécanismes de la tradition orale.


Posée en ces termes, la question de l'historicité des poèmes homériques n'est donc pas pertinente. Par contre, il peut sembler utile de poser la question d'une éventuelle pensée historique à l'intérieur des poèmes homériques, et particulièrement dans l'Iliade.

La façon de traiter les événements dans l'Iliade ne relève pas d'une conception historique des faits : les causes de la guerre de Troie, par exemple, sont recherchées dans les comportements individuels, ses conséquences ne sont pas prises en considération. Autre exemple : la notion de panhellénisme, qu'on a parfois voulu trouver chez Homère, n'apparaît que dans le catalogue des vaisseaux, adjonction à dater de l'époque archaïque, peut-être empruntée aux Chants cypriens.

Néanmoins, on peut tenter de trouver des éléments de pensée historique chez Homère en se demandant comment il considère le passé et comment il inscrit le monde héroïque dans le temps. Les événements rapportés, dans leur ensemble, sont conçus comme appartenant au passé ; le narrateur a donc conscience qu'il écrit un monde passé, même s'il tente de le faire oublier : cela ressort en effet des allusions qu'il fait à son propre présent, opposé au passé héroïque. D'autre part, à l'intérieur du passé héroïque, on peut distinguer deux moments : les héros de la guerre de Troie ont eux-mêmes un passé, âge considéré comme plus glorieux que leur propre génération ; de même, le narrateur montre ses contemporains comme ayant diminué en valeur par rapport aux héros de la guerre de Troie. Le passé est donc conçu comme meilleur que le présent ; l'écoulement du temps s'accompagne d'une diminution des valeurs héroïques et des possibilités humaines. Cette conception rappelle celle d'Hésiode dans le mythe des races, le présent du narrateur homérique pouvant être rapproché de la Race de fer hésiodique.

Ainsi se révèle chez Homère une conception du passé et de son rapport avec le présent, donc une forme de « pensée historique », même si les événements sur lesquels celle-ci s'exerce sont, selon nos catégories, à la fois mythiques et historiques.


III – Approche idéologique 1

Céramique géométrique attique et idéologie homérique : la guerre


Problématique

La céramique géométrique attique, contemporaine d'Homère, reflète-t-elle l'existence de pratiques idéologiques basées sur l'épopée homérique ?

Selon G. Duby, reprenant L. Althusser, l'idéologie est « un système (possédant sa logique et sa rigueur propres) de représentations (images, mythes, idées ou concepts, …) doué d'une existence et d'un rôle historiques au sein d'une société donnée ».

En effet l'épopée pourrait avoir été prise, en tout ou partie, de façon plus ou moins affirmée, comme système de référence ou de modèle, par un groupe ou une classe sociale donnée, à une époque de peu postérieure au poète, soit au niveau du groupe ou de la  classe sociale, pour servir de lien entre les différents membres de ce groupe ou de cette classe sociale (fonction unificatrice, de ralliement), soit au niveau de l'ensemble de la société, pour servir à préserver les avantages acquis par le groupe ou la classe sociale qui s'y réfère (fonction stabilisante).


Méthode

Mais comment déceler, dans la céramique attique géométrique, une ou des pratiques idéologiques basées sur l'épopée homérique ?

Étant donné que la réalité est symbolisée ou même travestie par une (ou des) pratique(s) idéologique(s), il faut d'abord voir s'il y a un écart sensible entre la réalité archéologique et les représentations figurées contemporaines, et trouver ensuite un rapport entre les représentations figurées et l'épopée.

Pour cela, il faut se baser sur des éléments communs à la réalité archéologique, à l'imagerie et à l'épopée, c'est-à-dire les images de la guerre, présentes dans l'épopée et sur la céramique, qui peuvent être rapprochées des armes découvertes dans certaines tombes, ou les images de la mort, à rapprocher des tombes elles-mêmes.


Supports de l'imagerie géométrique attique

D'après Coldstream (GGP 29 sqq.), les vases portant des images de guerre ou de mort apparaissent vers 760 av. La période de production la plus fertile et la plus riche se situe entre 760 et 735.

Ces vases proviennent pour la plupart de nécropoles, où ils servent d'offrandes funéraires, de vases cinéraires, de sêma (ces derniers étant soit des amphores soit des cratères monumentaux).

Comparés à la production géométrique courante, ces vases, surtout les derniers cités, devaient coûter cher et donc être achetés ou même commandés par un public riche.


Images de la guerre

On en trouve souvent, au Géom.Réc. Ia, sur les grands cratères-sêma, du côté opposé aux scènes funéraires, et également sur des œnochoés et d'autres petits vases (les cratères-sêma disparaissent vers 750).

Aucune tentative de rapprochement de ces images de guerre avec une scène précise de l'épopée (v. Ahlberg, Carter, Kaufmann-Samaras, Fittschen, …) n'a vraiment convaincu, mis à part, peut-être, l'étude des représentations présumées des deux Molionides.

Mais la présence, sur des vases, d'une ou deux scènes tirées de l'épopée, ne prouve pas que celle-ci ait été prise comme base d'une idéologie ou comme système de référence, à l'époque géométrique.

La solution de ce problème, et des rapports de l'image avec l'épopée et de l'image avec la réalité archéologique, est peut-être à chercher sur un plan plus général.

Les guerriers représentés sur les vases combattent-ils de façon « homérique » ? Dans la peinture comme dans l'épopée, on assiste à des combats singuliers. Il y a donc peut-être, à ce niveau, influence de l'épopée sur la peinture, mais rien ne prouve qu'épopée et peinture ne sont pas le reflet d'une même réalité contemporaine.

L'examen du matériel archéologique géométrique, par comparaison entre l'armement des guerriers représentés sur les vases et les armes découvertes dans les tombes géométrique, permet peut-être de trancher. Les armes offensives (épée, poignard, lance) ne sont pas différentes dans la réalité et sur les images. De plus, les armes « homériques » ne différent des armes géométriques que par la matière qui les compose (bronze) et l'apparition de quelques éléments mycéniens, dont certains étaient peut-être visibles à l'époque (cf. supra). Les armes défensives (casque, bouclier) sont, l'un, mal défini dans l'imagerie, l'autre, mal défini archéologiquement. On ne peut donc rien en tirer de précis.

Rien ne permet d'affirmer que le peintre a trouvé ses modèles ailleurs que dans la réalité.

De plus, les scènes représentées illustrent un type de combat proche de celui évoqué dans l'épopée, sans qu'on puisse déterminer si l'épopée a bel et bien influencé les scènes ou si l'imagerie et épopée reflètent une même réalité contemporaine.

La seule chose que l'on puisse retenir avec certitude, c'est l'importance des scènes de combat dans l'imagerie de la 2e moitié du 8e s.


Images de la mort (v. ci-dessous)


Conclusion 

Dans la 2e moitié du 8e s., ou pendant une partie de celle-ci, une classe guerrière, riche, insiste sur ses faits d'armes et ses enterrements.

Il y a probablement ici la marque d'une idéologie tendant à magnifier la classe qui enterre ses morts avec un matériel assez riche pour l'époque. Idéologie proche de l'épopée, sans qu'on puisse toutefois affirmer que l'épopée ait eu une quelconque influence sur elle.

Il est donc plus juste de parler d'une idéologie guerrière à fonction de ralliement et de stabilisation que d'une idéologie homérique, encore moins mycénienne.

 

IV – Approche idéologique 2

L'idéologie homérique : la mort


Problématique

L'art-artisanat de la 2e moitié du 8e s. reflète-t-il l'existence de pratiques idéologiques basées sur l'épopée homérique ? Une classe sociale, à Athènes, entre 750 et 700, est-elle parvenue à exploiter certaines données épiques, en les travestissant plus ou moins, de telle sorte qu'elle parvienne à donner une image d'elle-même sans doute non conforme à la réalité, mais exploitable sur le plan politique ? Un examen des pratiques funéraires à la même époque permet-il de le vérifier ?


Biblio

K. Fittschen, Untersuchungen zum Beginn der Sagendarstellungen bei den Griechen, Berlin 1969.

M. Andronikos, Totenkult (Archaeologia homerica, III W) 1968.

G. Ahlberg, Prothesis and ekphora, Göteborg, 1971.

D. Kurtz – J. Boardman, Greek burial customs, London, 1971.

B. d'Agostino, Grecs et indigènes sur la côte tyrrhénienne au 7e s. : la transmission des idéologies entre élites sociales, Annales ESC 1977, 1, p. 3 sqq.

G. Ahlberg, Fighting on land and sea in Greek geometric art, Stockholm, 1971.

P.A.L. Greenhalgh, Early Greek warfare, Cambridge 1973.

Y. Garlan, La guerre dans l'Antiquité, Paris, 1972.

J. Boardman, Attic geometric vase scenes, old and new, JHS 86, 1966, 1 sqq.

C. Bérard, Le sceptre du prince, MH 29, 1972, 219 sqq.

J. Carter, The beginnings of narrative art in the Greek geometric period, BSA 67, 1972, 25 sqq.


Méthode

À partir d'une cinquantaine de vases (v. catalogue de Ahlberg), décorés de scènes de prothésis, et d'une dizaine d'ekphora, plus quelques autres scènes peut-être à interpréter dans un sens funéraire, pouvons-nous établir un parallèle exact avec ce que la réalité, i.e. les fouilles, nous présente de la mort ? Si entre ces deux images de la mort nous constatons une concordance parfaite, nous ne pouvons déduire aucune idéologie du fait lui-même ; en tout cas, aucune manipulation ou pratique idéologique. La comparaison avec d'autres documents, pour l'époque l'épopée, n'apporte non plus aucune solution satisfaisante à ce problème. C'est dans la mesure où nous trouvons une divergence, un « biaisement » selon l'expression de J.-P. Vernant, entre les documents figurés et la réalité archéologique, que nous pourrons parler d'idéologie.


Les vases

La représentation de funérailles est assurément le thème le plus courant de l'imagerie du 8e s. Cela tient à ce que la principale source de notre documentation est constituée de vases funéraires. Mais pouvons-nous aller jusqu'à dire, avec Hahland, que l'art géométrique sert avant tout à honorer les morts, à en rappeler et en célébrer le souvenir ?

Ces scènes sont évidemment à mettre en relation avec le « cadre » : les grands vases, surtout aux 2e et 3e quarts du 8e s., servent de sêma pour les tombes ; les vases plus petits contiennent les cendres du mort ; quelques petits vases du type œnochoé ou cruche servent d'offrandes. Ces deux derniers groupes de vases se trouvent dans la tombe et sont donc invisibles. Au cas où nous trouverions effectivement une idéologie dans ces représentations, il faudra se demander quelle est la fonction de cette idéologie, ou plus simplement de l'image !

À deux reprises seulement, le mort est explicitement désigné comme étant de sexe masculin ; et deux fois de sexe féminin. A negativo, on peut déterminer le sexe du mort pour 46 scènes sur 53, dont 41 relatent une prothésis masculine et 5 une prothésis féminine. On peut admettre que le sexe du mort dans la scène et dans la tombe est le même. Dans deux scènes seulement, le mort est représenté casqué. Quant aux guerriers en armes, ils semblent effectuer une espèce de parade à quelque distance du mort.

Ahlberg tient ces scènes pour réelles, particulières, c'est-à-dire liées à une personne, à un lieu et à un temps particuliers. Richter, Kirk, Matz, Kunze, Cook et Boardman partagent cet avis, alors que Webster y voit des scènes tirées de l'épopée.

Le lieu et le temps, ce sont en l'occurrence l'exposition du mort à l'intérieur de la cour des maisons, assez loin donc du lieu de sépulture. Les funérailles que nous fait connaître Homère comprennent quatre moments importants : la prothésis, l'ekphora, la crémation et l'ensevelissement de l'urne. Les jeux et le banquet ne touchent pas à proprement parler le mort ; ils peuvent se placer après l'enfouissement de l'urne, comme on le voit chez Homère. Les hommes qui apparaissent sur les vases, portant divers objets, sont à rattacher, selon Ahlberg, à cause du contexte iconographique, au moment même de la prothésis, et non à quelque rituel sur la tombe.

Les vases et les tombes nous offrent donc deux moments et deux lieux différents du Totenkult. Les disparités que nous observerons entre ces deux catégories de documents devront donc être appréciées avec soin !

À propos des vases, il faut se demander s'il s'agit d'une scène réelle ou si l'artiste est libre de suivre son inspiration. Dans le premier cas, s'agit-il d'une scène typique ou particulière ? Si la scène est imaginaire, est-elle liée au mythe, à l'épopée ?

Le vase n'est pas qu'une décoration ; il dit quelque chose. Il faut en effet distinguer ce qui est donné au mort dans la tombe, et ce qui est présenté comme signe sur la tombe. Cet objet-signe, qui n'est plus donné ni échangé, se prête facilement à toutes pratiques idéologiques (Baudrillard). Il est donc évident que le client devait rechercher un vase disant explicitement ce qu'il désirait. Par conséquent, le peintre travaillait très probablement sur commande. Dans le cas d'une scène réelle, elle serait donc particulière, et non typique. Dans le cas d'une scène imaginaire, la référence épique devrait être suffisamment explicite pour qu'on doive lire la scène dans le sens voulu par le client.

Il est ridicule de penser par ailleurs qu'une scène de prothésis féminine ait pu s'appliquer à un homme. Les enfants associés parfois à ces scènes, soit qu'ils participent à l'action, soit qu'ils sont portés par leurs mères, sont aussi un indice d'individualisation. Ces vases sont enfin des objets de luxe, de grande taille et de grand prix, que le potier du 8e s. ne pouvait sans doute pas produire ou stocker sans l'assurance de pouvoir les vendre.

Que nous apporte l'examen des scènes de prothésis et d'ekphora dans cette perspective ? Les vases indiquent quelque apparat, quelque cérémonial apparemment fort complexe et riche. Sur une amphore de Karlsruhe (Ahlberg 32), nous ne comptons pas moins de 33 personnes entourant le lit de parade. Le nombre de ces participants semble diminuer avec le temps, comme si l'on tendait vers un rituel plus dépouillé, moins somptueux. Dans le même sens, on constate que les grands vases sêma sont particulièrement nombreux au Géom. réc. Ia-b (760-750-735), avant de diminuer.

Dans ces scènes, on ne peut dire si le mort exposé sera ensuite incinéré ou inhumé. Ce qui n'est pas sans importance si l'on veut y appliquer un modèle homérique.


Les tombes

Les deux grandes nécropoles athéniennes se caractérisent dès l'abord par des pratiques différentes. Au Céramique, à l'époque protogéométrique, on inhume ; à l'époque géométrique, on incinère. Tandis qu'à l'Agora, la pratique dominante est celle de l'inhumation à toutes les époques. Des usages familiaux (recoupant des clivages sociaux ?) peuvent-ils expliquer cette divergence ? La richesse de certaines tombes à inhumation empêche d'y voir un mode de sépulture économique !

À Athènes, les offrandes funéraires ne sont ni nombreuses ni spectaculaires. Les tombes les plus riches (la tombe dite « aux souliers », la « tombe aux armes », la « tombe aux bijoux ») sont parmi les plus anciennes (respectivement 900, 900 et 850). Les bijoux, les armes et autres objets de métal seront même pratiquement inconnus à l'époque archaïque. Au Dipylon, si l'on trouve un assez riche matériel céramique, notamment les grands vases de circonstance que sont les cratères et les amphores sêma, les armes sont très rares, quasi inexistantes. On en a retrouvé quelques exemplaires dans des tombes à incinération, qui ont été brûlés avec le corps, et enfouis à côté de l'urne, mais non introduits dans celle-ci avec les cendres. Dans les tombes à inhumation, on n'en a point retrouvé. L'âge et le statut social semblent déterminer la nature de toutes les offrandes.

Il faut souligner que notre documentation sur les funérailles attiques au 8e s. est insuffisante, malgré le témoignage des vases, et que les pratiques en vigueur à Athènes diffèrent largement de celles du reste de la Grèce. Ainsi à Argos, on pratique exclusivement l'inhumation, à l'époque géométrique ; à Corinthe, de l'Helladique à l'époque romaine, c'est toujours l'inhumation. La crémation semble donc une innovation, soit dans le cadre d'usages familiaux, soit dans celui des institutions (l'éphébie notamment). Mais cela n'explique pas pourquoi on a changé de coutume funéraire. Il y a là semble-t-il, une volonté, qu'il reste à expliquer dans une perspective idéologique.


Disparités

Nous observons donc, entre les vases et les tombes, certaines disparités, notamment en ce qui concerne le background économique que les uns et les autres laissent entrevoir. On ne peut rien tirer de la comparaison des modes de sépulture et des rituels, puisque nous avons affaire à des moments différents, et que les vases ne permettent que de deviner la suite du rituel. Mais cela n'est peut-être pas insignifiant. On peut très bien imaginer en effet qu'après avoir accompli une cérémonie somptueuse au moment de la prothésis et de l'ekphora, comme on peut le voir sur les vases, ou autour du bûcher (sur lequel aucun document ne nous renseigne), on n'ait pas jugé nécessaire ni utile de donner au mort une tombe riche, que personne ne verrait. S'il est vrai qu'il y eût une certaine volonté de paraître et d'en imposer, s'il y avait vraiment une pratique idéologique.

Les vers d'Hésiode (Op. 654 ss.) ont été exploités plus d'une fois afin de démontrer la réalité ou en tout cas la possibilité des scènes peintes sur les vases du Dipylon, la pauvreté des realia mettant parfois en doute l'apparat qu'elles laissent soupçonner.

Sur un cratère de New York, les guerriers qui s'approchent du lit de parade apportent au mort du gibier (poissons, oiseaux, faons). Les fouilles ont montré, à Athènes même, au vieux Phalère et à Éleusis, que des animaux ou des quartiers d'animaux, étaient brûlés soit sur le bûcher, soit à côté de la tombe. Cette nourriture brûlée rappelle Homère. Mais chez le poète, comme d'ailleurs à Érétrie, cela se passe sur le bûcher. Il n'y a pas de trace in situ d'un culte des morts. Au Céramique par contre, on trouve de nombreuses traces d'offrandes et de libations dans la tombe ou à proximité.

Selon Boardman, tout ce qui, dans les scènes de prothésis, se trouve au-dessus du mort est destiné à être brûlé avec lui. Seuls les nos 41, 46 et 49 du catalogue de G. Ahlberg montrent une épée suspendue ou posée sur le lit de parade. La rareté de cette représentation sur les vases correspond à la rareté des trouvailles d'armes dans les tombes.

Malgré ces quelques rapprochements, il n'en reste pas moins une disparité certaine ente les vases et les tombes. Friis Johansen l'explique par un changement dans le mode d'honorer les morts : les vases seraient en quelque sorte en retard sur la réalité. Il faut alors se reposer la question de la commande, des relations entre l'artiste et le public.

Mais cet écart n'est-il pas voulu ? Dans ce cas, se réfère-t-on à un modèle homérique ou à système de valeurs différent ?


L'épopée

Pour Marwitz, les scènes de mort représentent des scènes tirées de l'épopée : les funérailles de Patrocle ou de tel autre héros. Pour Webster, seule l'épopée permet d'expliquer la disparité notée plus haut – alors que l'idéologie le fait tout aussi bien !

Fittschen estime que si l'artiste n'introduit aucun élément qui limite l'image dans un seul sens, c'est qu'il ne voulait pas imposer une seule interprétation, c'est-à-dire qu'il n'avait pas encore le sens de la légende. Le cas échéant, parmi toutes les cérémonies funéraires relatives à des héros, comment savoir laquelle a choisie le peintre ? Cela suffit à mettre en doute que le peintre ait vraiment voulu représenter un enterrement héroïque. Et même si à Athènes au 8e s., d'aussi grandes funérailles ont pu être rares, on ne peut en conclure que les vases représentent nécessairement des épisodes légendaires.

Pour la prothésis et l'ekphora, aucun indice ne permet de les situer dans le monde légendaire, pour plusieurs raisons :

Pour Fittschen, comme pour Himmelmann-Wildschütz à propos de l'œnochoé Lambros, il n'y a pas, au 8e s., d'image illustrant une légende. Il s'agit soit d'images de la vie contemporaine, soit d'images de la vie de toujours (les « types » de Benson).

La seule espèce de prothésis qui pourrait être rattachée à l'épopée est celle où sont explicitement dépeints les Molionides aux funérailles d'Amaryncée, rapportées par Nestor dans l'Iliade (23, 630-643 ; cf. 11, 709, 750). Encore que l'identification des jumeaux Molionides ait pu être remise en question par Walter-Karydi, au profit d'une représentation métaphorique de la valeur guerrière (ἕνα θυμὸν ἔχοντες).


Idéologie

À défaut de pouvoir référer à l'épopée ce que les vases nous montrent de la mort à l'exclusion des tombes, faut-il y voir malgré tout un sens, qui ressortirait alors à une idéologie ? On pourrait déjà le soupçonner en constatant avec Andronikos que si certaines phases du Totenkult ont une signification précise, importante dans le rituel funéraire, et ont par conséquent quasi obligatoires, d'autres phases, d'autres gestes sont au contraire occasionnels, ne répondent pas un but aussi précis, et peuvent se prêter à des manipulations.

Hinrichs interprète ces scènes comme une amélioration des cérémonies de la vie réelle. Kübler y voit « ein Ersatz für die fehlende Wirklichkeit ». Les grandes scènes de prothésis et d'ekphora ne seraient que des substituts des fêtes réelles pour la raison que les jeux et les grands défilés d'hommes et de chars qu'on entrevoit sur les vases étaient sans doute difficiles à organiser, vu le manque de place à proximité immédiate des cimetières. De telles fêtes funéraires devaient être rares, pratiquées seulement par les familles nobles, dans leurs grands domaines de l'intérieur. C'est d'ailleurs dans les petites nécropoles rurales que l'on a retrouvé quelques tombes comptant parmi les plus riches (Anavyssos, Éleusis, Phalère).

Si idéologie il y a, de quelle nature est-elle ? Se réfère-t-elle à une modèle homérique ?

Aux funérailles de Patrocle, il semble qu'il y ait prothésis dans le même sens que sur les vases (Il. 23, 13) : trois fois autour du cadavre, les Myrmidons poussent leurs chevaux. Il faut noter aussi une procession de chars et de guerriers autour du tombeau, après que le cadavre a été brûle et enterré.

Pour l'ekphora, il faut signaler que Patrocle est porté par les siens et non véhiculé sur un char. Les vases d'autre part ne montrent rien du bûcher ou du rituel tel qu'il apparaît chez Homère : Achille et les Myrmidons coupent leurs cheveux sur le cadavre de Patrocle ; ses amis lui offrent du miel et de l'huile.

Le modèle homérique des funérailles repose cependant sur le fait que l'on brûle le mort avec ses armes (Il. 6, 418). Les cas de Patrocle et d'Hector sont particuliers puisque tous deux ont été dépouillés de leurs armes au combat. À trois reprises seulement, les armes sont indiquées sur les scènes de prothésis. Par contre les vases offrent une scène curieuse, où l'on voit un assistant porter de la nourriture à la bouche du mort, ce que les textes ne mentionnent pas.

Il n'y a donc rien de pertinent dans la comparaison entre les vases et les textes, qui permette de dire que le peintre illustre l'épopée ou s'en inspire. Les lamentations des familiers, même les grands défilés d'hommes en armes et de chars peuvent aussi bien lui avoir été donnés par la réalité. Nous avions abouti à la même conclusion pour les armes. Contrairement à Webster qui voyait une référence épique dans les boucliers du Dipylon, si fréquents dans les scènes de prothésis et d'ekphora, à cause d'une réminiscence éventuelle de l'époque mycénienne, Ahlberg a montré que le bouclier du Dipylon imite un bouclier réel de l'époque, de même que le bouclier rond, et que le passage du premier au second sur les vases est dû à des raisons stylistiques.

 

Tombes et textes

L'époque mycénienne inhume, l'époque homérique incinère ! Pour Mylonas (in Companion to Homer), il n'y a rien de commun entre les coutumes funéraires telles qu'elles sont décrites dans les poèmes homériques et le résultat des fouilles de Mycènes et de Pylos. Le passage de l'inhumation à la crémation se situe aux 12e-11e s. On peut interpréter cette donnée comme une simple évolution, mais aussi comme une mode apparaissant avec l'épopée (selon l'opinion d'Andronikos). Les funérailles de Patrocle auraient provoqué une espèce de déclic amenant le changement de coutume funéraire, à cause de la valeur exemplaire de l'épopée pour les nobles. Mais puisque Homère ne peut s'inspirer de l'époque mycénienne, d'où lui est venue l'idée de brûler Patrocle ? Il commet d'ailleurs un anachronisme, puisqu'à l'époque de la guerre de Troie, on inhumait en Grèce. On a dit que la situation d'urgence qu'est la guerre avait obligé les Grecs à se contenter de ce procédé. Mais Hector, qui est dans sa patrie, n'est pas inhumé… D'ailleurs il a fallu neuf jours aux Grecs et aux Troyens pour rassembler le bois nécessaire aux bûchers de leurs défunts ! Homère s'inspire donc peut-être de la réalité de son temps.

Mylonas écarte cependant avec vigueur les rapprochements qui ont pu être faits entre la crémation pratiquée dans l'Attique protogéométrique et celle dont témoignent les poèmes homériques. En effet, à Athènes, rien dans la tombe ne correspond à Homère ! Au Céramique, les armes sont si peu nombreuses qu'on peut à peine parler d'usage, mais plutôt d'exception. D'autre part, la pratique de l'urne en bronze est inconnue, au contraire d'Érétrie ; les rares lébès retrouvés indiquent plutôt la richesse des offrandes. L'incinération secondaire est progressivement abandonnée au profit de l'incinération primaire, on abandonne la notion de bûcher séparé de la tombe. La tombe homérique n'est le lieu d'aucune cérémonie ; l'urne enterrée, on s'en va ; au Céramique par contre, on trouve de nombreuses traces d'offrandes et de libations sur la tombe.

Le bilan est donc très négatif : peu de choses sur les vases et dans les tombes correspond à un modèle homérique ; pour les quelques concordances relevées, on ne peut affirmer avec certitude s'il y a influence d'Homère sur les vases ou les tombes, ou si tous les documents s'inspirent en fait de la réalité contemporaine.

La comparaison de l'Athènes du 8e s. avec d'autres sites de la même époque, ou avec des pratiques du 7e s. fait mieux ressortir cette opposition.

À Érétrie, la tombe 6 (hérôon, vers 725) a livré deux chaudrons de bronze emboités servant d'urne, un diadème d'or, un sceau égyptisant d'origine phénicienne, quatre épées de fer brûlées, cinq pointes de lances en fer et une pointe de lance en bronze de l'Helladique tardif (III C, vers 1200). La tombe 9 a produit deux épées et deux paires de fers de lances. Il y a en fait trop d'armes pour un seul guerrier. Il faut donc expliquer ce surplus d'armes par la coutume homérique du butin. Le rituel funéraire n'a pas lieu lors de l'enfouissement de l'urne comme c'est le cas au Céramique ou à Chypre, mais pendant la crémation elle-même. La tombe n'est que le lieu de dépôt de l'urne, non celui d'une cérémonie ou d'un culte. Le bûcher joue ici le rôle majeur, conformément à ce que dit Homère des funérailles de Patrocle.

À noter qu'à côté des tombes héroïques à incinération, Érétrie pratique conjointement l'inhumation pour les simples mortels.

Le rituel observable dans la nécropole de Pithécusses reflète bien celui de la métropole eubéenne. Cumes, comptoir eubéen, offre la même ressemblance, en plus luxueux. La distinction entre tombes à incinération et tombes à inhumation ne semble pas correspondre ici à une division en classe d'âge, car il ne manque pas de tombes d'adultes à inhumation ; ni à une simple différenciation économique. Qu'il s'agisse de tombes à inhumation ou à incinération, on trouve des objets de luxe. Il semble plutôt que la différence de rituel reflète uniquement une orientation idéologique autre et cela pourrait renvoyer à une division entre les colons, qui existait déjà au moment de la fondation ou qui était due aux premières vicissitudes historiques de la cité.

À Pontecagnano, en Campanie, on pratique exclusivement l'inhumation ; les tombes riches sont aussi bien féminines que masculines. Deux tombes ont livré des urnes en bronze avec un très riche matériel ; les chaudrons servant d'urnes sont exactement les mêmes que ceux d'Érétrie ; les armes sont exclusivement des pointes de lances en fer. Le choix des objets offerts est dicté par leur valeur, leur qualité technique, leur rareté, leur exotisme. L'origine disparate des vases et des parures d'argent et de bronze (Proche-Orient, Chypre, colonies eubéennes de Campanie, d'Étrurie) montre clairement que ces objets ont été choisis en fonction du seul lien qui les unit : leur caractère d'agalmata. Par ailleurs, ces tombes se détachent toujours d'une certaine manière du contexte culturel auquel elles appartiennent. On remarque notamment une division de la tombe en deux parties bien distincte : l'une est réservée au mort, à l'urne, et aux objets qui sont la propriété personnelle du défunt, ses ktêmata (petits vases de terre et de métal, pointes de lances) ; l'autre contient des offrandes qui trahissent un caractère social, et ressortissent plutôt à la sphère de l'offrande et du sacrifice (chenets de fer, broches de fer, grands vases de terre et de métal). À Chypre, nous avons la même distinction entre le caveau et le dromos où sont sacrifiés des chevaux et des chars, au moment de l'enfouissement de l'urne. À Chypre comme à Pontecagnano, on remarque un effort pour adapter un type de tombe et une pratique funéraire liés au rituel de l'inhumation, aux exigences d'un système nouveau reposant sur l'incinération.

D'Érétrie à Cumes et à Pontecagnano, on constate donc un cheminement de l'idéologie funéraire propre à un groupe social hégémonique et qui veut apparaître comme guerrier. À Érétrie, cette idéologie s'enracinait profondément dans les habitudes sociales et religieuses ; à Cumes, elle se comprend par référence à la métropole. À Pontecagnano, le modèle héroïque ne joue plus ; ignorant tout du monde homérique, les deux « princes » de Pontecagnano ne revendiquaient que le droit à se sentir membres de l'élite à laquelle appartenaient les descendants cuméens des Hippobotes érétriens, par l'affirmation de leur puissance et de leur richesse.

À Athènes, à l'époque archaïque, la crémation primaire l'emporte. Les offrandes ne consistent souvent plus qu'en une coupe, un bol, une cruche ou un lécythe à l'occasion. Les bijoux, les armes et autres objets de métal sont pratiquement inconnus. En même temps, on cesse de produire les grands vases funéraires.

Mais d'où pouvait venir le rituel érétrien, exporté dans les colonies ?


Lefkandi

Le site de Lefkandi, à mi-chemin entre Chalcis et Érétrie, daté entre 1100 et 825 av. J-C, a livré une sépulture « princière » du milieu du 10e s., constitué d'un bâtiment en abside, édifié vers 1000 av., d'une cinquantaine de mètres de long sur une dizaine de large. À l'intérieur fut trouvée une tombe creusée dans le sol et divisée en deux compartiments : l'un contenait les restes de quatre chevaux sacrifiés, l'autre les ossements d'un homme, enveloppés dans un linceul (dont sont exceptionnellement conservés une partie du tissu et du décor), placés à l'intérieur d'une amphore en bronze d'origine chypriote, et flanquée d'une lance et d'une épée en fer. L'autre partie de ce même compartiment avait reçu l'inhumation d'une femme portant un pectoral formé de deux disques en or joints, d'origine babylonienne, ainsi que des épingles en bronze et en fer et un poignard à manche d'ivoire. Dans un autre endroit de l'édifice, on a retrouvé une partie de sol brûlée, indiquant que le corps du guerrier avait été incinéré sur un foyer érigé in situ. Le rituel que l'on peut restituer est celui des funérailles de Patrocle.

On s'accorde à y voir un hérôon, comme dans la tombe 6 d'Érétrie, cité fondée à l'époque géométrique qui continue sans doute Lefkandi, suite peut-être à une défaite lors de la Guerre lélantine.

Le phénomène de l'héroïsation semble lié à l'apparition de la Cité en Grèce : l'aristocrate guerrier perd son pouvoir au moment du passage à la cité ; cette perte politique est compensée par son héroïsation morale. On observe le même phénomène à Érétrie : le prince est enterré avec son sceptre, une lance d'époque mycénienne vieille de 400 ans, qui n'a plus de raison d'exister quand le prince devient un héros.

Pour en revenir à une perspective historique et diachronique, Coldstream a fait remarquer que dans les régions où il y avait continuité culturelle, notamment funéraire, entre l'époque mycénienne et l'époque géométrique (Laconie, Thessalie), il n'y pas de phénomène d'héroïsation ; celle-ci apparaît dans les régions où il y a rupture, via la récupération des tombes mycéniennes, qui ont frappé les imaginations lors de leur découverte fortuite. À noter qu'Homère ne qualifie pas de « héros » les guerriers comme Achille, etc., qualifiés de ἄνδρες ἄριστοι ; même les guerriers morts à Troie ne sont pas qualifiés de « héros », mais de ἄνδρες ἡμίθεοι. Les quelques passages où Homère parle de ἥρως, c'est pour désigner des guerriers de trois ou quatre générations plus anciens que la guerre de Troie, des fondateurs de villes, comme Érechthée, Héraclès ou Ilos. En parlant de ces « héros », Homère ne fait que refléter une idéologie civique naissante ! Et donc les funérailles de Patrocle n'ont pas été un modèle !

Les deux hérôons d'Érétrie et de Lefkandi témoignent sans aucun doute d'une aristocratie qui tend à affirmer sa domination en élevant ses ancêtres au rang de demi-dieux, mais sans référence nécessairement à l'épopée, au modèle homérique. Il s'agit au plus d'une idéologie de type homérique, d'une idéologie héroïque, qui découle peut-être autant que les textes de la réalité de l'époque.

Il s'agit d'une classe qui se représente elle-même, en exagérant parfois sa richesse et sa puissance, ou en tout cas en l'affirmant bien haut. On pourrait alors de demander si cette classe de guerriers et de riches propriétaires terriens représente ses propres funérailles, ses faits d'armes. En insistant sur le caractère occasionnel des vases, on pourrait aller dans ce sens. Mais ils faut remarquer qu'au 9e s., Athènes n'avait pas à lutter pour se défendre (elle a été épargnée par l'invasion dorienne et par les troubles intérieurs qui l'ont suivie), ou pour s'étendre (elle ne participe pas au premier mouvement colonial). Pourquoi alors cette brusque apparition des scènes de combat ? Ceux-ci ne sont peut-être que l'image que l'on se faisait de la vie par excellence de la classe noble, qu'il y ait ou non référence à un passé plus ou moins obscur. Ainsi l'arc semble être laissé de côté dans ce type de représentations, alors qu'il est loin d'être inconnu. Il y donc une discrimination, qui trahit un idéal chevaleresque, à rapprocher de la convention établie lors de la Guerre lélantine et interdisant les armes de jet.

Dans les scènes de combat et de prothésis, l'aristocratie ne cherche peut-être qu'à affirmer son unité, sa richesse, sa puissance, face à d'autres classes de la population, dans le cadre de la désintégration du pouvoir qui fait suite à la fin du monde mycénien, à un moment où son statut est remis en question dans la polis naissante ; ou face à d'autres aristocraties, elle cherche à rivaliser de prestige, trouvant là un dérivatif à une perte de puissance politique effective. Elle veut peut-être aussi se justifier à ses propres yeux. Il faut en tout cas remarquer la grande unité culturelle de cette classe, même en des endroits très éloignés les uns des autres.

Selon Kirk, la mentalité homérique n'est pas mycénienne ; elle a été recomposée autour de certains vagues souvenirs de grandeur, de puissance et de luxe diffus dans l'épopée. Ce n'est pas par référence à un passé mythique que se définirait donc cette idéologie, mais par opposition à quelque chose d'établi.

On pourrait ainsi expliquer le changement de coutume funéraire entre le submycénien et le protogéométrique à Athènes ; de même la différence entre l'Agora et le Céramique de ce point de vue-là.

Cette idéologie aurait ainsi pour principale fonction celle de ralliement. L'idéologie s'avère aussi stabilisante quand il s'agit de préserver les avantages acquis des couches sociales dominantes. Et si avec le temps, elle disparaît, comme nous en avons des indices sur les vases et dans les tombes, c'est qu'elle s'est avérée inefficace, ou qu'elle est devenue inutile, l'idéal aristocratique étant devenu dans une certaine mesure celui de la Cité tout entière.


*          *          *


CONCLUSION


L'épopée

L'étude de la civilisation homérique fait ressortir le caractère artificiel de ce monde du point de vue historique : on ne peut le réduire à l'image d'une époque unique, que ce soit l'époque mycénienne ou l'époque archaïque. C'est un monde mixte.

Il en va de même pour la géographie homérique : le catalogue des vaisseaux est une adjonction tardive.

La vision homérique n'est pas historique, elle n'est pas non plus mythique ; elle est héroïque : elle magnifie simplement le passé en tant que passé.


L'archéologie

L'archéologie n'apporte aucune preuve de l'historicité de LA guerre de Troie rapportée par Homère. Korfmann, le dernier fouilleur de Troie, est aussi de cet avis.

Non seulement la guerre de Troie n'a pas laissé de traces probantes sur le terrain, mais ni les documents archéologiques retrouvés sur le terrain ni les éléments matériels décrits par Homère ne confirment l'historicité de la guerre, ne prouvent l'existence d'une tradition ancienne relative à la guerre de Troie et remontant nécessairement à l'époque mycénienne, ne comportent de références précises à la civilisation mycénienne.

Les rares éléments homériques qui pourraient être rattachés au monde mycénien proviennent sans doute de la tradition orale, formulaire, sans relation nécessaire avec LA guerre de Troie.


L'idéologie

En fait, Homère semble plutôt constituer une référence idéologique pour une classe sociale du 8e s. Mais l'idéologie que l'on peut voir sur les vases du 8e s. ne provient pas nécessairement de l'épopée. L'épopée peut tout aussi bien refléter l'idéologie du moment (cf. hérôon de Lefkandi antérieur de cent ans à Homère).

Il ressort donc de ce parcours qu'il faut dissocier guerre de Troie et histoire, Homère et guerre de Troie. Celle-ci, ou une autre, a peut-être laissé des traces dans la mémoire collective. Mais on peut tout aussi bien penser à un texte fait sur commande pour magnifier les exploits des aristocrates guerriers du 9e s. lors d'une expédition en une terre lointaine, pas nécessairement LA guerre de Troie, d'où ils ont rapporté – c'est en tout cas l'image qu'ils essaient de donner – gloire et richesse.


Explication historique

Le monde mycénien est un monde dont l'économie est essentiellement agricole. Le commerce lointain prend souvent la forme de razzias ou d'expéditions de piraterie, et se concentre surtout sur des objets de luxe, butin ou cadeaux.

Après la chute du monde mycénien, un peu plus tardive semble-t-il en Eubée, l'aristocratie essentiellement terrienne, occasionnellement guerrière (razzias), et notamment l'aristocratie eubéenne, est réduite à survivre par les armes, paysans et serfs mycéniens ne travaillant plus nécessairement pour eux, outre qu'elle a sans doute perdu une partie de son pouvoir légitime, peut-être par simple lassitude des groupes inférieurs. Cela peut se constater dans l'importance des scènes de combat dans l'imagerie du 8e s.

Il est naturel que ce groupe s'accroche avec nostalgie à ses avantages et valeurs passés. Mais les changements sociaux l'obligent à rechercher une justification de cette attitude, soit à fonction de ralliement pour la classe elle-même, soit à fonction de stabilisation, pour l'ensemble de la société.

D'où l'apparition d'une idéologie héroïque, mise en œuvre dans les images et dans les textes.

Et c'est dans ce cadre là qu'il faut comprendre le rituel de Lefkandi, qui a sans doute frappé par sa richesse, et par sa nouveauté, et a servi de modèle à Homère, de cent ans postérieur à l'hérôon de Lefkandi. C'est aussi le geste d'une classe qui a la nostalgie du temps passé et du monde (mycénien) perdu, qui refuse les nouveautés civiques, notamment le combat hoplitique à pied, comme on le voit dans la convention réglant l'usage des armes dans la Guerre lélantine, qui écarte les innovations techniques et se livrera « à l'ancienne », où plutôt selon un idéal chevaleresque, où les combattants recherchent une gloire personnelle, en duels loyaux, et non pas une victoire de masse.

Les expéditions lointaines dans le sillage des Peuples de la mer, dont la « guerre de Troie » n'est peut-être qu'épisode secondaire, voire légendaire, puis la colonisation fourniront à cette classe l'occasion (un exutoire ?) d'accomplir des exploits et de s'enrichir, qui compense ce qu'ils ont perdu avec la chute du monde mycénien. Il n'est pas indifférent de constater que la première colonisation fut eubéenne et que c'est dans les colonies eubéennes que cette idéologie se répand d'abord et très vite. Cela peut aussi expliquer le retard des vases attiques sur la réalité selon Johansen.

On peut noter aussi que l'apparition de l'imagerie de la guerre et de la mort est contemporaine de l'apparition des héros civiques (Érétrie), c'est-à-dire de la disparition des classes aristocratiques. C'est au moment où cette classe est en train de disparaître et où elle le sent, qu'elle affirme encore plus fort et plus souvent son idéologie.

 

Homère et l'Eubée

Dans la problématique ci-dessus, on a pu constater l'importance de l'Eubée (rituel de Lefkandi, guerre lélantine, héroïsations d'Érétrie).

L'Eubée semble avoir joué un grand rôle à l'âge du Bronze, à cause des mines de cuivre de Chalcis, les seules de Grèce.

Par ailleurs, au niveau légendaire, la flotte achéenne se rassemble à Aulis, en face de la plaine Lélantine, sans doute pour des raisons d'approvisionnement. Achille s'était caché à Skyros, île qu'on atteint essentiellement à partir de l'Eubée.

Sur le plan archéologique et littéraire, le premier exemple de narration sur un objet artisanal est constitué par le Centaure de Lefkandi (2e moitié du 10e s., quasi contemporain de l'hérôon). En effet, le centaure de Lefkandi porte une blessure au genou gauche; or le mythe nous apprend que lors d'un combat, Héraclès avait blessé accidentellement le centaure Chiron. Il y avait donc une tradition épique figurée à cette époque en Eubée.

Dans la phase géométrique récente de Lefkandi, on a retrouvé de nombreux graffitis en alphabet eubéen archaïque, les plus anciens témoignages de l'écriture en Grèce. On a également de nombreux graffitis sur vases géométriques à Érétrie (66, soit 90% de tous les graffitis géométriques retrouvés en Grèce). Pithécusses, colonie eubéenne, a fourni la coupe de Nestor, qui porte trois vers épiques en alphabet eubéen, l'un des plus anciens textes grecs connus (vers 725).

Par ailleurs, on a retrouvé à Érétrie, dans un contexte clair datant du géométrique récent (fin 8e) du sanctuaire d'Apollon Daphnéphoros, une œillère nord-syrienne datant du milieu du 9e s. et portant une inscription araméenne datée de la 2e moitié du 9e s.

Cela pourrait justifier l'expression de K. Schefold : « l'Érétrien génial qui inventa l'alphabet » (scil. grec).

On a ainsi l'impression nette que idéologie "homérique" de type héroïque et tournée vers le passé, en réponse à la naissance de la cité, épopée ionienne et début de l'art narratif, invention de l'alphabet, transcription écrite de la poésie orale et diffusion de l'épopée, expéditions coloniales lointaines et guerres de type rituel, chevaleresque ou passéiste (guerre lélantine), sont étroitement liés, et ce notamment dans la région d'Érétrie, autour des hérôons de Lefkandi et d'Érétrie, et vers le milieu du 8e s. Cette concordance géographique et chronologique d'autant d'éléments liés dans la pratique et l'idéologie n'est sans doute pas due au hasard !


D'où notre question finale : Homère était-il eubéen[1] ?


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Chronologie troyenne et helladique

 

Chronologie

absolue

Helladique

Troie

Cultures

Céramique

(Furumark)

Culture

Niveaux

4500


3000

 

 

2500

 

2300

2200

2100


2000


1750

1700

1580

1450


1400

1300

1230

1180

1100

1025

900

800

725

700

600

Néolithique

 

Néolithique

 

Chalcolithique

slmt Péloponnèse

HA I

Bronze ancien I

I

Prémycénien préhellénique

HA II

Bronze ancien II

II

HA III

Bronze ancien

III

III

IV

V

Bronze I =

Prémyc. achéen

HM I

Bronze moyen

VI

a-h

HM IIa

Bronze II =

Myc. ancien

(créto-achéen)

HM IIb

Bronze récent

I

HR = Myc. I

HR = Myc. II

II

Bronze III =

Myc. réc. (achéen)

HR = Myc. III

A

III a

B

Bronze

Récent

 III

b

VII a

C1

c1

VII b1

C2

c2

VII b2

Fer

Haut archaïsme

sub-myc.

Fer


protogéom

Géométrique

anc.

mûr

VIII

réc.


subgéom.


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[1] cf. Barry Powell,   « Did Homer sing at Lefkandi ?