Platon vu par un chrétien(Saint Augustin, La Cité de Dieu VIII, 2-4; 10-11) |
II. La littérature grecque, dont la langue est célèbre entre tous les idiomes des nations, présente deux écoles philosophiques : l'italique qui doit son nom à cette partie de l'Italie, dite autrefois la grande Grèce, et l'ionienne, née dans ces contrées qu'on appelle encore aujourd'hui la Grèce. L'école italique a pour auteur Pythagore de Samos, qui, dit-on, créa ce mot de philosophie. Avant lui on appelait sages les hommes qui semblaient avoir sur les autres la supériorité d'une vie à certains égards meilleure. Mais lui, interrogé sur sa profession, se déclara philosophe, c'est-à-dire partisan ou amateur de la sagesse; car en afficher la profession lui paraissait le comble de l'arrogance. Le chef de l'école ionienne est Thalès de Milet, l'un des sept sages. Laissant les six autres se distinguer par la conduite de leur vie et quelques enseignements de morale, Thalès sonde la nature des choses et fonde sa renommée sur des écrits qui perpétuent sa doctrine. Ce qu'on admirait surtout en lui, c'est la science des calculs astrologiques qui lui faisait prédire les éclipses de soleil et de lune. Il crut cependant que l'eau était le principe des choses et des éléments du monde, et du monde lui-même et de tout ce que le monde produit; et dans cette œuvre que la contemplation nous découvre partout si admirable, il ne fait intervenir aucune Providence divine. Anaximandre, l'un de ses auditeurs, lui succède, sans adopter son système sur la nature des choses. Il n'admet pas avec Thalès qu'elles procèdent toutes de l'eau, d'un principe unique, il assigne à chacune son principe particulier. Il veut que ces principes soient infinis et engendrent une infinité de mondes avec tout ce qu'ils produisent. Il veut que ces mondes meurent et renaissent tour à tour, après avoir rempli les conditions de leur durée. Enfin il ne donne aucune part à l'intelligence divine dans les révolutions de l'univers. Maître d'Anaximène, il le laisse son successeur. Celui-ci attribue les causes générales à l'air infini. Il ne nie point les dieux; il en parle même. Et cependant, suivant lui, l'air n'est pas leur créature, ils sont les créatures de l'air. Son disciple Anaxagore pense qu'un esprit divin est l'auteur de tout ce que nous voyons, qu'une matière infinie, formée d'atomes semblables, compose tous les êtres, chacun suivant son espèce et le mode de son existence, et toutefois en vertu de l'action divine. Diogène, autre disciple d'Anaximène, croit que l'air est la matière de toutes choses, mais il lui prête une raison divine sans laquelle il serait incapable de rien produire. Archélaos, disciple et successeur d'Anaxagore, professe les mêmes opinions sur les parties élémentaires des choses, et suivant lui, une intelligence qui préside à la composition et à la décomposition de ces parties, produit tous les phénomènes sensibles. Il eut pour disciple Socrate, maître de Platon, et c'est en vue de Platon que j'ai sommairement tracé ce précis.
III. Socrate est reconnu pour avoir le premier tourné la philosophie à la réforme et au règlement des mœurs. Avant lui, tous les efforts tendaient à la recherche des vérités naturelles. Est-ce par dégoût de ces questions remplies d'obscurité et d'incertitude que Socrate dirigea son esprit vers une étude positive et certaine, étude qui intéresse cette félicité même que semblent se proposer la plupart des philosophes, comme la fin de leurs méditations et de leurs veilles ? C'est, suivant moi, un problème impossible à résoudre. Faut-il croire, sur la foi de certaines conjectures bienveillantes, qu'il ne voulait point permettre à des âmes profanées par toutes les passions de la terre d'aspirer aux choses divines, à la connaissance des causes premières dépendantes, à ses yeux, de la volonté souveraine du seul et vrai Dieu; des âmes pures pouvant seules les comprendre? Aussi pensait-il qu'on devait sans retard procéder à la réforme de ses mœurs pour rendre à l'esprit, soulagé du poids des passions qui le dépriment, cette vigueur innée par laquelle il s'élève jusqu'aux vérités éternelles, à la contemplation de l'incorporelle et immuable lumière, où les causes de toutes les natures créées ont un être stable et vivant; lumière qui ne se dévoile qu'à la chasteté de l'intelligence. Toutefois, il est certain que la fatuité des ignorants qui s'imaginent savoir, fut ridiculisée et confondue par Socrate. Soit qu'il confessât son ignorance, soit qu'il dissimulât sa science sur les questions mêmes de morale où il semblait avoir exercé son esprit, l'incomparable agrément de sa dialectique et l'atticisme de ses railleries lui suscitèrent de vives inimitiés. La calomnie le poursuivit, il fut mis à mort. Mais Athènes, qui l'avait condamné publiquement, l'honora depuis d'un deuil public. L'indignation générale se tourna contre ses deux accusateurs : l'un périt victime de la vengeance populaire, l'autre n'évita le même châtiment que par un exil volontaire et perpétuel. Également célèbre par sa vie et par sa mort, Socrate laisse un grand nombre de sectateurs, qui à l'envi s'attachent aux problèmes de la morale où il s'agit du souverain bien, sans lequel l'homme ne saurait être heureux. Et comme Socrate, en disputant, remue toutes les questions, affirmant et niant tour à tour, sans exprimer jamais son opinion, chacun prend de ces opinions ce qui lui plaît et place le bien final où bon lui semble. Le bien final, c'est le terme où l'on trouve le bonheur. Mais sur cette question les partisans de Socrate se divisent. Chose inouïe et que l'on ne pourrait croire des disciples d'une même école, les uns mettent le souverain bien dans la volupté, comme Aristippe, les autres dans la vertu, comme Antisthène. Et combien encore d'opinions différentes qu'il serait trop long de rappeler!
IV. Mais parmi les disciples de Socrate, celui qui éclipsa toute autre renommée par les vives clartés de la gloire la plus légitime, c'est Platon. Athénien d'une famille illustre, il s'éleva de bonne heure au-dessus de tous ses condisciples par la supériorité de son intelligence. Jugeant toutefois que, pour perfectionner la philosophie, ce n'était pas assez de son génie et des leçons de Socrate, il entreprit les plus lointain voyages, partout où l'entraînait la renommée de quelque enseignement célèbre. Ainsi l'Égypte lui communiqua les rares secrets de sa doctrine, et l'Italie, où régnaient les Pythagoriciens, l'initia facilement, par des entretiens avec 1es plus savants d'entre eux, aux différentes questions remuées par la philosophie de Pythagore. Il aimait tendrement Socrate, son maître; aussi lui donne-t-il la parole dans presque tous ses ouvrages où, réunissant les tributs de ses voyages aux résultats de ses propres méditations, il relève le mélange par le charme piquant que Socrate répandait sur ses conversations morales. L'étude de la sagesse se divisant en action et spéculation, ou partie active et partie spéculative; active, celle qui regarde la conduite de la vie et le règlement des mœurs; spéculative, celle qui se rattache à la recherche des causes et à la vérité pure. Socrate excelle, dit-on, dans la première, et Pythagore dans la seconde, sur laquelle il concentra toutes les forces de sa pensée. Platon réunit 1'une et l'autre; la philosophie lui doit sa perfection et cette division nouvelle : la morale, qui surtout a rapport à l'action; la physique, qui s'attache à la contemplation; la logique, qui distingue le vrai du faux. Quoique la logique soit nécessaire à l'action et à la spéculation, cependant la spéculation revendique particulièrement pour elle-même l'intuition de vérité. Cette division n'a donc rien de contraire à celle qui partage l'étude entière de la sagesse en action et spéculation. Maintenant, quels sont les sentiments de Platon sur ces trois parties, sur chacune d'elles, c'est-à-dire où place-t-il, de science ou de croyance, la fin de toutes les actions, la cause de tous les êtres, la lumière de toutes les raisons ? C'est ce que l'on ne saurait expliquer sans longueurs, ni affirmer sans témérité. Comme il affecte de suivre la célèbre méthode de Socrate, son maître et le principal interlocuteur de ses Dialogues, et que cette habitude de dissimuler sa science ou son opinion lui plaît aussi, qu'arrive-t-il ?
X. Et lors même qu'un chrétien étranger à la lecture des philosophes n'userait pas en discutant de termes qu'il ignore, et ne saurait exprimer, soit par le mot latin de philosophie naturelle ou par le mot grec de physique, cette partie de la science consacrée à l'observation de la nature; par logique ou art de raisonner, celle qui enseigne la méthode pour atteindre la vérité; par morale ou éthique, celle où il s'agit du règlement des mœurs, de la recherche du souverain bien et de la fuite du mal; est-ce à dire pour cela qu'il ignore que du seul vrai Dieu, souveraine bonté, nous tenons la nature où il a imprimé son image; la doctrine qui le révèle à nous et nous révèle à nous-mêmes; la grâce, qui nous unit à lui pour notre béatitude ? Or, nous préférons les disciples de Platon aux autres philosophes. Ceux-ci, en effet, ont voué leurs études et toutes les forces de leur intelligence à la recherche des causes naturelles, de la méthode et des règles morales; mais, connaissant Dieu, les platoniciens découvrent à la fois le principe qui a fondé l'univers, la lumière où l'on jouit de la vérité, la source où l'on s'abreuve de la félicité. Soit donc que les platoniciens seuls aient cette idée de Dieu, ou qu'elle leur soit commune avec d'autres philosophes, leur sentiment est le nôtre. Je préfère toutefois discuter avec eux, parce que leur doctrine est la plus célèbre. Les Grecs, dont la langue a la prééminence entre tous les idiomes du monde, lui ont prodigué de magnifiques éloges, et les Latins, frappés de son excellence ou de sa renommée, l'ont embrassée de préférence à toute autre; et, la traduisant en leur langue, ont augmenté sa gloire et sa popularité.
XI. Il en est, parmi nos frères en la grâce de Jésus-Christ, qui s'étonnent d'apprendre, soit par entretien, soit par lecture, que Platon ait eu de Dieu des sentiments dont ils reconnaissent la conformité singulière à la vérité de notre religion. Aussi plusieurs ont pensé que, dans son voyage en Égypte, il entendit le prophète Jérémie, ou qu'il lut les livres des prophéties. J'ai moi-même émis cette opinion dans quelques-uns de mes ouvrages. Mais une recherche chronologique plus exacte m'a prouvé que la naissance de Platon est d'un siècle environ postérieure au temps où prophétisa Jérémie, et que depuis sa mort, après une vie de quatre-vingts ans, jusqu'à l'époque où Ptolémée, roi d'Égypte, demanda à la Judée les livres des prophètes qu'il fit interpréter par soixante-dix juifs hellénistes, on trouve à peu près un espace de soixante ans. Ainsi donc Platon n'a pu ni voir Jérémie, mort si longtemps auparavant, ni lire les Écritures qui n'étaient pas encore traduites en langue grecque. Si ce n'est peut-être que dans sa passion pour l'étude, il parvint, autant que l'intelligence lui en pouvait être donnée, à s'instruire des Écritures, comme des livres de l'Égypte, non pas en les faisant traduire, ce qui n'appartient qu'à un roi, tout-puissant par les bienfaits ou par la crainte, mais en conversant avec des interprètes juifs; et ce qui favorise cette conjecture, c'est qu'on lit au début de la Genèse : " Dans le principe, Dieu fit le ciel et la terre. Or, la terre était une masse invisible et informe, et les ténèbres couvraient la surface de l'abîme et l'esprit de Dieu était porté sur les eaux. " Et Platon, dans le Timée, où il traite de la formation du monde, prétend que dans cette œuvre merveilleuse, Dieu unit ensemble la terre et le feu. Évidemment ici, le feu tient la place du ciel: sens assez conforme à cette parole de l'Écriture : " Dans le principe, Dieu fit le ciel et la terre. " Platon ajoute que l'air et l'eau furent les deux moyens de jonction entre les deux extrêmes, la terre et le feu; et il est probable qu'il explique ainsi ce verset : " L'esprit de Dieu était porté sur les eaux. " Peu attentifs au sens que l'Écriture donne à ces mots, " esprit de Dieu ", car l'air prend aussi le nom d'esprit, ne croirait-il pas qu'il s'agit ici des quatre éléments ? Ailleurs, il dit que le philosophe est l'homme épris de l'amour de Dieu. Et l'Écriture n'est-elle pas toute brûlante de cet amour ?
| retour |